C’était fini.
Eckhart nous avait rejoints et il soutenait Grunilda encore un peu
groggy. J’essayais de reprendre mon souffle. Un silence de mort régnait
sur la plateforme. Mais il fut de courte durée. Une explosion déchira
l’air. Le duc revenait à tire d’ailes.
- Celui-ci n’était pas digne de servir le Seigneur du Changement. Mais
vous… vous ferez de bonnes recrues pour les forces du Chaos et pour la
gloire de Tzeentch !
Il piqua sur nous. Nous courûmes tous vers Klueber toujours inanimé,
nous nous donnâmes la main. Je sortis la gemme mystique du petit sac.
Puis nous criâmes tous en chœur : « Heimkomen ! »
J’entendis un terrible hurlement de colère qui sembla se perdre au loin.
Le château s’évanouit dans un jaillissement de couleurs et une clarté
aveuglante. Puis plus rien.
Je sentis un sol rugueux sous ma joue. Mes oreilles bourdonnaient. Une
forte lumière traversait mes paupières. Je perçus une douce chaleur sur
ma peau. Le soleil ! Tout mon corps était meurtri, j’avais l’impression
qu’un cheval m’avait piétinée. En revanche, la douleur dans mon dos
s’était un peu atténuée. Comme j’essayais de bouger la tête, une douleur
cinglante irradia à partir de mon nez cassé. Je dus m’appuyer sur mes
bras pour me relever. Et j’ouvris les yeux.
Il me fallut quelques secondes pour recouvrer la vue. Nous étions en
plein jour. Mes compagnons étaient dispersés autour de moi et eux aussi
étaient en train de reprendre connaissance, même Klueber remuait
faiblement. Un autre moment me fut nécessaire pour reconnaître l’endroit
où nous nous trouvions. Lentement, je distinguais une rumeur
agréablement familière. Une foule de badauds s’était agglutinée autour
de nous.
Nous étions sur la grande place devant le Temple sacré de Sigmar à Altdorf.
Je ressentis une joie indéfinissable. Nous avions réussi et nous étions vivants !
C’était tellement incroyable !
Un jeune prêtre s’approcha de nous ; il parut nous reconnaître, ses yeux
s’élargirent et il retourne en courant vers le Temple. Quelques
instants plus tard, Mauer le Lumineux se précipita hors du bâtiment. Il
était accompagné par plusieurs acolytes et des soldats de la Reiksguard.
Il souriait comme jamais et nous salua avec enthousiasme.
- Ces courageux aventuriers ont sauvé l’Empire ! dit-il en se tournant
vers son escorte et les curieux rassemblés autour de nous. Ils ont
déjoué les plans maléfiques des forces du Chaos.
La foule commença à nous acclamer. Les « hourras » fusèrent. Plusieurs
femmes s’approchèrent de nous et nous offrirent des fleurs. Tous étaient
souriants et amicaux. Je ne suis guère habituée à ce genre de
manifestations ; généralement je suscite plutôt de la méfiance ou de la
peur. Une fillette maigrichonne, avec de grands yeux noirs vint vers moi
et me tendit une poupée en chiffon, très usée avec des vêtements
déchirés et à laquelle il manquait un œil en bouton.
- Elle s’appelle Anna et je l’aime très fort. Mais je n’ai rien d’autre à
te donner pour te remercier. Maintenant, à chaque fois que je penserai à
elle, je penserai à toi. Plus tard, je veux être aussi intelligente et
courageuse que toi.
Plusieurs hommes sortirent de la foule. Un s’approcha de moi avec un
grand sourire amical. Il me souleva comme un fétu de paille et avant que
je puisse réagir m’assit sur son épaule. D’autres firent de même avec
mes compagnons et nous voilà portés en triomphe à travers les rues de la
ville. De petits attroupements se formèrent le long du trajet. Les gens
chantaient et nous criaient des mercis. On nous jeta des fleurs et des
rubans ; on nous donna des bouteilles de vin.
Le joyeux cortège se dirigea vers le palais impérial. Mauer nous avait
devancés et nous attendait dans la cour avec le Graf von Kaufmann. Il
fallut un moment avant que la foule ne consente à nous laisser entrer.
Nous étions tous abasourdis par cet accueil.
Mauer et le Graf nous conduisirent à travers le palais, dans de
magnifiques couloirs, ornés des tentures et dorures. J’étais tellement
émue d’être là que j’en éprouvais même quelques difficultés à respirer.
Puis nous arrivâmes devant une immense porte, gardée par des
Chevaliers-Griffons à la mine sévère. Les deux battants s’ouvrirent,
c’était la chambre impériale.
L’Empereur était couché dans un grand lit avec des draps fins,
superbement brodés. Il était encore très pâle. Il resta silencieux, mais
nous fit un petit signe de la main. Deux serviteurs l’aidèrent à se
redresser et le calèrent avec des coussins. Ensuite, ils sortirent
discrètement et le Graf nous proposa de faire notre rapport. Karl Franz
nous écouta avec attention, mais à plusieurs reprises, je vis ses yeux
se fermer et sa tête dodeliner. Je ne suis pas sûre qu’il comprenait
bien tout ce que nous lui racontions.
Quand nous eûmes terminé notre récit, Mauer et le Graf nous attirèrent un peu à l’écart de l’Empereur qui sembla se rendormir.
- Je croyais que Sa Majesté était en voie de guérison, dis-je.
- Hélas, il a fait une rechute, chuchota Mauer, l’air attristé. Malgré
l’éloignement de Baerfaust, le mal a repris sa progression et il sombre
de plus en plus rapidement. Rien ne fonctionne. Les médecins, les
prêtres et les mages sont tous impuissants.
- Des rumeurs commencent à circuler à Altdorf, continua von Kaufmann.
Quelques ambitieux piaffent d’impatience et parlent même de procéder à
une nouvelle élection puisque l’Empereur n’est plus en mesure de
gouverner.
- C’est d’autant plus grave, ajouta Mauer que la menace du Chaos reste
bien présente. L’ordre n’est pas encore rétabli dans le Nord. Nous avons
besoin de fortes personnalités, capables de rassurer le peuple, de
faire taire les grandes familles et d’effrayer nos ennemis. De vrais
héros, comme vous !
- Pardon !? laissais-je échapper, sous le coup de la surprise.
- Où voulez-vous en venir ? demanda Lars.
- Vous êtes devenus des héros, reprit Mauer. Ceux qui savent ce que vous
avez fait seront prêts à vous suivre et nous le raconterons encore et
encore pour que tout le peuple de l’Empire en soit informé. Je peux vous
assurer du soutien des collèges de magie.
- Et de la plupart des nobles, ajouta le Graf.
- Personne ne mérite de gouverner plus que vous, dit Mauer.
- Il y a plusieurs possibilités pour cela. Dans l’immédiat vous pouvez
facilement être nommés conseillers auprès de l’Empereur. Ensuite, nous
aviserons… Faites comme bon vous semble, dans tous les cas, il ne pourra
pas s’y opposer.
Nous étions tous profondément choqués et nous avions du mal à en croire
nos oreilles. Mauer et von Kaufman étaient-ils vraiment en train de nous
proposer de diriger l’Empire ? C’était parfaitement inconcevable.
Certes, nous étions allés en Enfer et nous en étions revenus ; nos
actions avaient sauvé l’Empire d’une menace qui aurait pu lui être
fatale. Mais de là à gouverner… nous n’en étions tout simplement pas
capables. Nous n’étions pas qualifiés pour cela et surtout, aucun de
nous ne le souhaitait.
Nous n’avions même pas besoin d’en discuter et nous signifiâmes notre
refus catégorique à nos deux interlocuteurs. Soudainement, tout devint
plus sombre. La somptueuse chambre disparut et laissa place à une grande
pièce au mur de pierres brutes, avec ça et là des visages ou des
membres fusionnés dans la paroi. Nous étions donc toujours dans le
château du Serviteur de Tzeentch ! Tout cela n’était qu’une illusion…
Mais nous étions également encerclés par des horreurs roses et bleues.
- La gemme, criai-je en saisissant la pierre qui se trouvait dans le sac autour de mon cou. Nous nous donnâmes la main.
- Heimkomen !
Comme précédemment, je me réveillai sur la place devant le Temple sacré
de Sigmar. Je sentis un sol rugueux sous ma joue. Mes oreilles
bourdonnaient. Une forte lumière traversait mes paupières. Nous étions
tous un peu abasourdis. En étions-nous vraiment sortis cette fois ? Je
me relevais en m’époussetant. Tout semblait normal ici. Le temple était
toujours en travaux, mais il y avait beaucoup moins de gravats et de
pagaille que lors de notre départ. Les ouvriers avaient dû avoir le
temps de ranger… Un jeune prêtre arriva du temple, nous reconnut et
retourna à l’intérieur aussi rapidement. Il revint avec Mauer, plusieurs
mages Lumineux et d’autres prêtres de Sigmar. Ils nous acclamèrent et
nous bénirent. Ils entreprirent de nous escorter jusqu’au palais
impérial. Le monde se rassemblait sur notre passage pour nous applaudir.
Une gamine avec de grands yeux noirs s’approcha de Grunilda et lui
offrit une vieille poupée, usée et tachée :
- Elle s’appelle Ilse et je l’aime très fort. Mais je n’ai rien d’autre à
te donner pour te remercier. Maintenant, à chaque fois que je penserai à
elle, je penserai à toi. Plus tard je veux être aussi forte et brave
que toi.
Nous étions tous très attentifs au moindre détail, cherchant des indices
d’une nouvelle illusion. Mais tout semblait normal. Une multitude en
liesse nous accompagna jusque devant le palais. L’Empereur nous
attendait dans la cour d’honneur, entouré de tout un détachement de
Chevaliers-Griffons en grande tenue d’apparat. Il y avait même Griffe
Mortelle qui se tenait à ses côtés, s’ébrouant et déployant ses
magnifiques ailes.
En approchant de l’Empereur, je sentis mon cœur s’emballer, j’osais à
peine le regarder. Il avait l’air en parfaite santé et malgré l’épreuve
qu’il venait de traverser, je lui trouvais une très belle allure.
C’était la première fois que je le voyais d’aussi près et je me dis
qu’il paraissait encore très jeune.
Nous nous agenouillâmes. Mais l’Empereur s’avança vers nous et nous demanda de nous relever.
- Ce serait à moi de m’incliner, dit-il avec un sourire chaleureux. Mes
bons amis, Mauer et von Kaufmann, m’ont raconté tout ce que vous avez
fait pour nous : le complot que vous avez aidé à déjouer. Votre
courageuse mission dans les terres du Chaos. L’Empire sera éternellement
redevable. Et même l’ensemble du Vieux Monde ! Mais je doute que nous
n’obtenions jamais de remerciements des Bretonniens ! ajouta-t-il en
riant. Comment puis-je vous récompenser à la hauteur de ces mérites ?
Rien ne serait assez beau, hélas, mais j’ai quelques idées. L’Averland
n’a toujours pas de comte-électeur et j’ai demandé à mon chambellan
d’établir une liste d’autres titres et charges qui sont actuellement
vacants. Puis, il leva les bras en signe de bienvenue et ajouta : mais,
entrez ! Nous aurons tout le temps pour discuter de cela pendant le
dîner que nous allons organiser en votre honneur. Mes serviteurs vont
s’occuper de vous préparer des bains chauds et nous devrions trouver des
costumes plus appropriés. Ensuite nous pourrons profiter d’une bonne
nourriture et d’excellents vins.
On nous conduisit à l’intérieur du palais, dans un dédale de pièces et
d’antichambres. Grunilda et moi fûmes amenés dans une magnifique salle
de bain. Il flottait dans l’air une douce senteur de vanille. Comme je
me déshabillai, je me souvins brusquement des blessures dans mon dos.
Discrètement, j’appelais Grunilda et lui demandais de vérifier l’état de
mes cicatrices avant qu’une servante ne les voie. Grunilda laissa
échapper une exclamation de surprise. Je manquais de défaillir. Non !
c’était donc si horrible ?
- Eh bien… tu n’as presque plus de traces !
- Comment, tu es sûre ? J’ai eu si mal pourtant…
- Regarde toi-même, dit-elle en me poussant vers un miroir.
Je me contorsionnais entre les psychés. Effectivement, les stigmates se devinaient à peine.
Comment cela se pouvait-il ?
Grunilda et moi flairâmes une supercherie. Nous décidâmes d’être plus
attentives et méfiantes. Nous n’avions pas fait très attention
jusque-là, mais il nous semblait que nous n’avions pas trop vu de
symboles de Sigmar, ni marteaux ni comètes à double queue. Il n’y en
avait pas dans cette salle de bain, passe encore, mais comme nous
repartions à travers les couloirs, vêtues de belles robes de soie, nous
n’en remarquâmes pas plus, alors qu’il y aurait dû y en avoir un peu
partout dans la demeure de l’héritier du Dieu.
Le festin était servi dans une immense salle à manger. L’Empereur
présidait et il nous invita à sa table, aux places d’honneur. Il n’y
avait que du grand monde. La Comtesse Emmanuelle si bien apprêtée
qu’elle paraissait dix ans de moins. Je vis aussi plusieurs ambassadeurs
elfes. Tous ces gens étaient bien parés, coiffés, maquillés. On aurait
dit que les plus belles personnes de l’Empire s’étaient toutes donné
rendez-vous. Même Mauer avait arrangé avec un soin particulier sa barbe
d’habitude négligée. Quant au Graf von Kaufmann, il a toujours été
charmant et très bien habillé, mais ce soir, il avait l’air presque
divin. Il vint s’asseoir entre Grunilda et moi.
La fête commença. Le service était assuré par de jeunes nobles qui
devaient appartenir à de grandes familles d’après les armoiries qu’ils
arboraient sur leurs vêtements. Tous étaient particulièrement élégants
et je remarquais, chose plus surprenante, que les yeux brillaient
d’admiration lorsqu’ils nous regardaient ou s’adressaient à nous. Les
plats étaient magnifiquement présentés et leurs fumets tout à fait
exceptionnels. Toutefois, quelque chose, un doute, me retenait d’y
goûter. Mes camarades ne semblaient pas avoir beaucoup plus d’appétit
que moi, à part Klueber qui se délecta de plusieurs mets. Le Graf se
montra particulièrement amical envers moi. Au début, je me sentis
flattée, mais il se fit un peu… pressant. Il s’approchait très près pour
chuchoter toutes sortes de compliments à mon oreille, à un moment, ses
lèvres frôlèrent même mon cou. Il posait sa main sur la mienne et me
caressait le bras. Cela me mit assez mal à l’aise. J’essayais de
m’écarter. Lars était assis en face de nous et, à plusieurs reprises, il
me lança des regards interrogateurs. Pour me redonner une contenance,
je bus un peu de vin, du bout des lèvres. Il était à la fois capiteux et
grisant. Jamais je n’en avais savouré de meilleur.
La soirée était très gaie. Tout le monde paraissait heureux. Lorsque les
conversations revinrent sur les récompenses qui nous étaient promises,
l’empereur nous expliqua qu’il nous octroierait des titres, des terres
et des revenus ; nous n’aurions plus jamais à travailler ou à risquer
nos vies et nous étions libres de faire ce que nous voulions.
Tout semblait si incroyablement parfait…
À mesure que la soirée avançait, j’étais de plus en plus convaincue que
tout cela n’était pas réel. Mes compagnons aussi devenaient de plus en
plus sceptiques. Seul Klueber profitait du festin et s’amusait beaucoup.
D’un commun accord, nous nous levâmes et dîmes que nous refusions tous
ces cadeaux. Et tout à coup, le palais s’évapora laissant place à un
bâtiment qui semblait être construit à partir de formes humaines nues et
entrelacées. Au lieu de la noblesse de l’Empire, nous étions entourés
d’inquiétantes démonettes de Slaanesh. Voyant que nous avions découvert
leur imposture, elles tentèrent de nous attaquer. Eckhart parvint à les
ralentir avec des tentacules. Une fois de plus, nous nous regroupâmes –
même s’il fallut tirer Klueber de son état d’hébétude – et nous
utilisâmes la gemme mystique pour fuir. Tout disparut autour de nous, il
n’y eut plus que de la lumière puis l’obscurité.
Je sentis un sol rugueux sous ma joue. Mes oreilles bourdonnaient. Une forte lumière traversait mes paupières.
Après les chimères de Tzeentch et de Slaanesh, il fallait certainement
s’attendre à ce que Nurgle ou Khorne ait à son tour envie de jouer avec
nous.
Tout se déroula exactement comme les autres fois : le jeune prêtre, la foule, Mauer et ses suivants…
Toutefois, nous avions beau tout inspecter, rien ne trahissait une
illusion. Les rues d’Altdorf me semblaient parfaitement normales alors
qu’avec un peu de recul je réalisais que précédemment elles étaient
beaucoup trop propres. Les ongles de Mauer étaient un peu sales et ses
cheveux emmêlés ; un des acolytes était défiguré par une large cicatrice
sur le visage. Au moins, tout n’était plus aussi lisse et faussement
idéal.
Une fillette avec de grands yeux noirs s’approcha timidement de Klueber
et lui donna une poupée, plutôt jolie et en assez bon état ; elle avait
dû en prendre beaucoup de soin.
- Elle s’appelle Clothilde et je l’aime très fort. Mais je n’ai rien
d’autre à te donner pour te remercier. Maintenant, à chaque fois que je
penserai à elle, je penserai à toi. Plus tard je veux être aussi
vaillante et loyale que toi.
Le trajet jusqu’au palais impérial ne présenta aucune nouveauté
remarquable. Mais nous avions du mal à nous enthousiasmer cette fois. Le
Graf von Kaufmann nous rejoint dans la cour. Je constatais qu’il était
nettement moins séduisant que lors du festin ; il toussait légèrement et
il semblait un peu fatigué, comme avant notre départ. Je ne pus
toutefois m’empêcher d’être un peu gênée en sa présence et je me tins à
une certaine distance. Lars remarqua mon embarras et cela le fit bien
rire.
On nous conduisit jusqu’à la chambre de l’Empereur. Karl Franz était
couché dans son lit, les yeux mi-clos et respirant avec difficulté. Son
corps était enflé et son visage congestionné. Une odeur nauséabonde
flottait dans la pièce. Nous fîmes notre rapport, mais il ne nous écouta
pas. Je ne suis même pas certaine qu’il était conscient.
Mauer et von Kaufman semblaient totalement accablés.
- C’est l’œuvre de Nurgle, indiqua Mauer à voix basse. Un simple initié
pourrait le voir. Impossible de dire de combien de maladies il est
atteint. Mais, étrangement, il reste en vie. Cela me dépasse… Est-il en
train de se transformer comme ces abominables Porte-Pestes ?
Un silence pesant s’installa. Je ne pus m’empêcher d’espérer qu’une fois
de plus tout cela ne fût qu’un mirage… C’était vraiment horrible à
voir.
- Cette situation ne pourra plus être dissimulée très longtemps, reprit
Mauer. Cela fait des semaines que les gens réclament leur Empereur… mais
nous ne pouvons leur montrer cela !
- Si la nouvelle de son état venait à se savoir, il y aurait une immense
panique, peut-être même une guerre civile, ajouta le Graf. Certains
comtes-électeurs pourraient en profiter pour revendiquer l’indépendance
de leurs provinces ; ils pourraient aussi se battre pour récupérer le
trône. Je reste fidèle et dévoué à Karl-Franz, mais… regardez !
Aujourd’hui, c’est un mutant. Il est devenu un danger pour nous tous.
- N’y a-t-il donc rien à faire, questionna Klueber.
- Nous avons tout tenté, souffla Mauer, les yeux brillants de larmes. Si
seulement, il pouvait mourir rapidement. Au moins, ce serait la fin de
sa souffrance.
- Oui, renchérit Von Kaufmann. Il doit partir promptement et
paisiblement. Il doit être enterré et pleuré comme le héros qu’il était.
Ensuite, il sera plus simple d’élire un nouvel empereur capable de
défendre l’Empire.
- Et… qu’attendez-vous exactement de nous, demanda Eckhart ?
En réalité, nous redoutions tous la réponse parce que ce que nous comprenions à demi-mot était assez effrayant.
- Je pense que nous n’avons pas besoin d’être plus explicites… c’est une
idée qui nous est tout aussi désagréable, mais ce serait lui rendre
service autant qu’à l’Empire. Au moins, il pourrait partir
honorablement.
- Tuez-le donc vous-même ! grogna Grunilda. Ce n’est pas à nous de faire cette sale besogne.
- Jamais je ne porterai la main sur notre Empereur, renchérit Lars.
- Moi non plus, confirmai-je.
Klueber et Eckhart opinèrent du chef en signe d’approbation.
Soudain, nous n’étions plus à Altdorf, mais dans un vieux manoir
branlant et empestant la pourriture. L’Empereur avait été remplacé par
un Grand Immonde, Mauer et Von Kaufmann, par d’affreux Porte-Pestes. Ils
nous fixèrent en se moquant de nous, mais ne firent aucun mouvement
pour nous attaquer.
- Vous êtes bienvenus ici. Restez aussi longtemps que vous le souhaiterez et partez quand bon vous semblera…
Mais nous n’avions aucune envie de nous attarder !
Heimkomen !
Je sentis un sol rugueux sous ma joue. Mes oreilles bourdonnaient. Une
faible lueur traversait mes paupières. J’ouvris les yeux. Le ciel était
encore un peu sombre, nous étions juste avant l’aube.
La place devant le temple sacré de Sigmar était déserte. Il faisait un
peu frais. Tous mes membres étaient douloureux et je réalisais que
j’étais totalement exténuée.
Un chevalier de la Reiksguard s’approcha de nous, avec son épée à moitié tirée de son fourreau.
- Qui va là ? cria-t-il.
Nous le saluâmes en levant nos mains vides en signe d’apaisement et nous
nous présentâmes. Nous demandâmes à parler à Maître Mauer le Lumineux.
Mais il nous répondit qu’il était encore trop tôt et qu’il n’était pas
arrivé. Il héla les autres gardes qui patrouillaient autour du temple.
Un jeune prêtre se précipita avec une lanterne et expliqua que nous
étions bien ceux que nous prétendions. Alors, seulement le chevalier
rangea son épée et consentit à nous saluer. Il s’entretint quelques
minutes avec un soldat qui partit en courant. Immédiatement, le jeune
prêtre un peu affolé se précipita à sa suite disant qu’il allait
prévenir Maître Mauer.
S’étant radouci, le chevalier nous dit que ce serait un honneur de nous
accompagner jusqu’au palais impérial ; le Champion de l’Empereur allait
être informé de notre présence et il souhaiterait certainement nous
recevoir. Il s’enquit ensuite de notre état. Je pense que nous faisions
peine à voir. Il demanda à l’un de ses collègues de nous amener du pain
et de la bière. Le pain était dur et la bière éventée, mais j’avais
tellement faim, qu’ils s’avérèrent tout à fait délicieux.
Le court trajet se déroula cette fois de manière beaucoup plus calme.
Les rues étaient encore peu animées, seuls quelques artisans et ouvriers
matinaux traînaient déjà, vacants à leurs occupations. Ici un boulanger
essuyait la farine de ses mains, là un laitier tirait une charrette à
bras pleine de bouteilles de lait, là encore des charbonniers avec leurs
visages noircis avançaient en pressant le pas. Quelques femmes
ouvraient leurs volets. Tous nous dévisagèrent, se demandant
certainement qui nous pouvions être ainsi escortés. Je dois avouer que
je préférai de loin ce retour discret.
J’avais beau scruter tous les détails, rien ne me paraissait anormal
cette fois. En avions-nous vraiment fini ? Seul Khorne n’avait pas
encore participé au petit jeu de ses frères. Peut-être n’en avait-il
simplement pas envie. Au fond, nous ne représentions rien pour le
seigneur du Sang et il était peu probable qu’il se préoccupa de l’échec
que nous avions fait subir à Tzeentch.
Nous traversâmes la Kaiserplatz, jusqu’à l’entrée principale du palais.
Un petit bataillon de la Reiksguard était aligné en rang serré. Mauer
accourut, les cheveux en bataille et la mine froissée de celui qui a été
tiré du lit plus tôt que prévu.
- Vous êtes enfin rentrés ! s’exclama-t-il en nous voyant. Nous ne vous
espérions plus : voilà cinq jours que vous nous avez quittés. Où est
Baerfaust ? L’avez-vous ramené ?
- Non, répondit Lars. Il nous a attaqué et nous avons dû le tuer. Mais, cette fois, il est bien mort.
- Très bien, très bien, convint-il, pourtant il avait l’air un peu
contrarié. Je vais faire prévenir les autres mages du Collège Lumineux
pour que nous entamions immédiatement les incantations et le cérémonial
de fermeture du portail.
Il fit signe à un jeune apprenti qui le suivait comme son ombre, lui chuchota quelques mots et celui-ci détala ventre à terre.
Le Graf von Kaufmann aussi était là, guère mieux réveillé, mais arborant
un sourire radieux. Une petite foule commençait à se rassembler sur la
place.
Un homme de forte stature apparut. Il était vêtu d’une armure de plate
ornementée. Une couronne de laurier ceignait son casque et un grand
talisman à l’effigie de Ghal Maraz pendait à son cou. Il portait une
barbe touffue et son visage était parcouru de nombreuses cicatrices. À
sa ceinture brillait la Rechtsthal, l’épée de Justice. Je l’avais déjà
vu lors de parades après de grandes batailles, mais d’aussi près, il
était particulièrement impressionnant ; je compris à cet instant
pourquoi on le surnommait le Colosse.
Ludwig Schwarzhelm s’adressa à nous assez cordialement, mais avec une
certaine froideur ; cela ne m’étonna pas, tout le monde connaît son
austérité.
Il nous félicita sans effusions, après tout nous n’avions fait que notre
devoir en servant l’Empire. Il nous dit que l’Empereur était encore un
peu faible, mais qu’il souhaiterait assurément nous recevoir quand nous
serions un peu… rafraîchis. Il ajouta qu’il espérait que nous pourrions
lui faire en privé un compte rendu détaillé de notre aventure.
Conscient de la foule qui ne cessait de grossir, il improvisa toutefois
un petit discours en notre honneur. Il nous demanda de nous tourner vers
l’assemblée et commença :
- Dans l’heure la plus sombre de l’Empire, ces courageuses personnes se
sont avancées pour défendre notre bien-aimé Empereur et son peuple. Nous
accueillons ces héros à Altdorf, dans…
Le reste de l’éloge ne fut jamais prononcé. Le lugubre son d’un cor de
guerre résonna sur la place et entraîna un silence de mort. Les soldats
de la Reiksguard saisirent leurs armes et se mirent en formation. Entre
nous et les chevaliers, l’air étincela brièvement, puis une aura de
teinte rougeâtre apparut. Rapidement, elle sembla se solidifier et
constituer une sorte de membrane. Puis, soudain, l’espace se déchira, le
sol se couvrit de milliers de gouttes de sang et une troupe de démons
bondit hors cette faille en rugissant. C’étaient de gigantesques
créatures musclées et affublées de pattes de chèvre. Leur peau était
rouge et leurs têtes bestiales étaient dotées de grandes cornes
incurvées. Ils étaient armés d’ahurissantes épées dégoulinantes. Il y en
avait une vingtaine.
Il s’agissait de Sanguinaires, ces démons qui forment le gros des
légions de Khorne. Nous avions pu les éviter dans les désolations du
Chaos, mais ils étaient parvenus à nous suivre jusqu’ici. Ou bien est-ce
encore une illusion ? Nous n’eûmes guère le temps de nous interroger,
car immédiatement ils passèrent à l’attaque.
Un cri retentit : « Du sang pour le Dieu du Sang, des crânes pour le trône de Khorne ! »
Cette brusque apparition avait fait fuir les badauds. En revanche, les
soldats réagirent sans attendre et se ruèrent sur les démons. Mauer
lança un éclair éblouissant sur le portail qui commença à se rétrécir.
Ludwig Schwarzhelm se positionna à la porte du palais et dégaina l’épée
de Justice. Rien ne passerait !
En dépit de la fatigue et des blessures qui nous handicapaient, nous
nous battîmes aussi de toutes nos forces. Je remarquais très vite que je
n’avais plus mal au dos et que ma magie se comportait tout à fait
normalement.
L’affrontement fut particulièrement violent. Ces monstres étaient
totalement déchaînés ; leur soif de sang et de mort ne connaissait
aucune limite. Mais c’était sans compter le courage des chevaliers de la
Reiksguard, le talent de Mauer et surtout la détermination et la force
du Champion de l’Empereur : à lui seul, il dut bien éliminer quatre ou
cinq démons.
Néanmoins, je ne vis pas la fin du combat. Dans la mêlée, je me
retrouvais face à un immense Sanguinaire. Il me toisa avec un rictus
féroce. Je crois qu’ils éprouvent une haine particulière pour les
magiciens… Il chargea. J’eus juste le temps de lancer une boule de feu,
mais il continua d’avancer, malgré les flammes qui léchaient sa peau.
J’esquivais un premier coup d’épée, mais il me faucha de son autre main.
Je fus projetée de plusieurs pas en arrière. En heurtant le sol, je
perdis connaissance.
Je me réveillai dans une petite chambre de l’hospice de Shallya.
Impossible de dire depuis combien de temps j’étais ici. Tout était
silencieux. Il me fallut quelques minutes pour me remémorer les
évènements qui m’avaient conduite là. Une jeune prêtresse s’approcha
avec un sourire amical.
- Enfin, vous voici revenue parmi nous !
- Que… que s’est-il passé ?
- Eh bien, vous avez pris un mauvais coup à la tête. En plus, du nez
cassé, de divers hématomes et coupures, dont une assez profonde à
l’épaule. Ah ! vous étiez aussi déshydratée et dans un état d’épuisement
inouï. Vous êtes restée inconsciente pendant quatre jours.
- Et mon… mon dos ?
- Euh… je crois que vous devez avoir quelques contusions, mais rien de très grave. Pourquoi ? Vous avez mal ?
- Non, répondis-je après une rapide analyse de mes sensations. Mais j’ai de grandes entailles… sont-elles… normales ?
- Je n’ai rien observé de particulier. Et maintenant, vous aurez une
ribambelle de cicatrices supplémentaires. Par chance, votre nez ne
devrait pas être trop tordu, nous avons réussi à le replacer
convenablement. Vous avez encore besoin de repos. Je vais vous ramener
quelque chose à manger. Plusieurs personnes sont venues vous voir,
regardez, on vous a même apporté des fleurs. Ils devraient être ravis de
pouvoir enfin vous rendre visite.
De fait, quelques heures plus tard, Grunilda et Klueber arrivèrent dans
la chambre en poussant des cris de joie. Ils me racontèrent comment ils
avaient réussi à triompher des Sanguinaires. Schwarzhelm et Mauer y
étaient pour beaucoup.
- À l’occasion, tu pourras remercier Mauer, précisa Klueber. Tu lui dois
une fière chandelle. C’est lui qui a empêché ce démon de te tuer. Lars
et Eckhart ont été blessés aussi. On les a conduits ici en même temps
que toi. Mais, c’était moins grave et ils sont déjà sortis. Ils se
reposent à l’auberge.
Notre mission avait porté ses fruits et le portail au Temple avait enfin
pu être fermé. Altdorf n’était plus en danger, au moins pour le moment.
La veille, mes compagnons avaient été invités par l’Empereur. Il les
avait félicités chaleureusement. Mes deux amis en étaient encore
exaltés. Mais il ne fallait pas que je m’inquiète, je n’avais rien raté
car, constatant qu’il manquait une personne, Karl-Franz avait demandé de
mes nouvelles et avait promis de me rencontrer aussi. Je me sentis à la
fois heureuse mais déjà angoissée à l’idée de me retrouver face à
l’Empereur.
- Et là, ce n’était pas une illusion, chantonna Grunilda. L’Empereur est
encore convalescent, mais il est tout à fait normal. Tout est normal !
Nous sommes rentrés à la maison !
- Enfin… ça en a l’air au moins, rajouta Klueber, la mine un peu sombre. Mais, est-ce qu’on peut vraiment s’y fier cette fois ?
- Oh, allez, grogna Grunilda. Ne sois pas rabat-joie ! Nous l’aurions remarqué si nous étions encore dans les Désolations.
Malheureusement, j’étais plutôt d’accord avec Klueber. Nous allions désormais devoir vivre avec cette incertitude.
J’étais encore faible et j’avais du mal à parler. Aussi mes camarades ne
restèrent pas longtemps. Comme ils s’apprêtaient à partir, un homme
entra, caché derrière un gros bouquet de fleurs.
- La prêtresse m’a dit que tu étais enfin réveillée. Le Magister Patriarche va être content de l’apprendre.
Il me fallut quelques instants pour reconnaître cette voix.
- Oh, mais tu as déjà de la visite. Bonjour ! Sacha Welfen, pour vous servir !
Il posa les fleurs, s’approcha de moi et déposa un baiser sur mon front.
- Par Sigmar ! dans quel état ils t’ont mise… Ma chère Hannah ! J’étais mort d’inquiétude !
Il avait l’air sincère… Quel plaisir de le revoir ! Grunilda et Klueber le regardaient, mi surpris, mi amusés.
- Bien maintenant, il faut que tu récupères au plus vite. Le Magister
Patriarche veut que je m’occupe de ton apprenti tant que tu ne seras pas
sur pieds. Mais ce Stephen est un mollusque ! Comment notre maître
a-t-il pu récupérer ce garçon ?
- Eh bien, tu es entre de bonnes mains, Hannah, dit Grunilda avec un
clin d’œil appuyé. Nous allons vous laisser. Nous reviendrons demain ;
il y a quelques petites choses que nous devrons éclaircir…
Ils sortirent en riant.
Sacha resta encore de longues heures. Nous avions tant de choses à nous
raconter. Mais, comme j’étais encore faible, c’est surtout lui qui
parla.
À Marienburg, il travaillait pour une puissante famille d’armateurs qui
commerçaient avec plusieurs cités du littoral au Nordland, en Ostland et
jusqu’en Kislev. Or, ces provinces avaient été les premières touchées
par l’invasion. Entre les raids sanglants des Maraudeurs norses, une
recrudescence de la piraterie dans toute la Mer des Griffes et même
quelques incursions d’hommes-bêtes, la situation était vite devenue
critique. Les riches maisons de Marienburg avaient tenté de riposter et
envoyé des contingents importants dans de nombreux navires. Sacha avait
donc passé ces derniers mois en mer à chasser des pirates ou dans des
ports à soutenir la résistance. Cela faisait moins de deux semaines
qu’il était rentré. C’est alors qu’il avait appris la disparition de
notre Maître. En toute logique, il pensait que je l’avais accompagné et
que donc j’étais morte aussi. Presque immédiatement et comme la plupart
des mages flamboyants, il avait reçu une convocation de Thyrus Gormann
lui enjoignant de venir au Collège. Il avait tout juste eu le temps
d’organiser son voyage et de prendre ses dispositions pour une absence
qu’il estimait à quelques semaines.
Il n’était donc arrivé à Altdorf que depuis trois jours. Là il lui avait
dit que j’étais encore en vie. Le Magister Patriarche lui avait confié
Stephen et lui avait juste dit que j’avais joué un rôle décisif dans les
derniers évènements qui avait secoué l’Empire.
- Il avait l’air fier de toi, rajouta Sacha. Et quand je te vois je me
dis que tu as dû traverser des épreuves terribles et que si par bonheur
tu t’en es sortie, c’est que tu as dû bien te battre. Mais, ma pauvre
Hannah, comment t’es-tu laissée embarquée dans tout cela ?
Mais, il me fallut plusieurs jours pour répondre à ses questions et lui raconter nos aventures.
Je revis peu mes compagnons dans les jours qui suivirent. Klueber et
Eckhart furent les premiers à quitter Altdorf pour retourner à
Ubersreik. Le premier pour retrouver sa jeune épouse, le second pour
soutenir sa famille face aux intrigues politiques liées au prochain
rattachement de la ville au Reikland. Nous en profitâmes pour faire une
petite fête et pour l’occasion j’eus la permission de sortir de
l’hospice. Lars en profita pour nous annoncer qu’il allait rejoindre la
prestigieuse Reiksguard : nos exploits lui avaient ouvert les portes de
cette troupe d’élite au service de l’Empereur. Nous étions tous très
heureux pour lui. Grunilda, quant à elle, projetait de repartir à
l’aventure ; elle souhaitait retourner tout d’abord à Karak-Azgaraz ;
elle avait promis au maître archiviste de la ville et au gardien des
rancunes de revenir quand nous aurions accompli notre mission dans les
Montagnes Noires.
Après avoir passé tout ce temps ensemble, chacun devait repartir de son côté.
Rapidement, Sacha et moi reprîmes notre relation là où elle s’était
arrêtée à Marienburg ; sa présence et son soutien furent une bénédiction
pour moi car le retour au Collège allait se révéler bin plus difficile
que prévu. Je n’avais jamais été très populaire, mais désormais, les
autres mages flamboyants m’évitaient. Les apprentis partaient en courant
quand j’arrivais. Personne ne m’adressait la parole. On détournait le
regard et on chuchotait sur mon passage. Seul le Magister Patriarche
restait cordial. Ce qui évidemment aggravait encore l’hostilité des
autres.
Le lendemain même de mon retour, Thyrus Gormann demanda me convoqua. Je
dus lui exposer, point par point, notre périple dans les désolations du
Chaos. Un peu de « thé », m’aida à ne rien oublier. Il parut assez
inquiet quand j’évoquais les blessures dans mon dos et il voulut les
inspecter. Il ne fit aucun commentaire, mais semblait perplexe ; je ne
sus comment interpréter cela.
Sacha eut beau me dire que mes cicatrices, étaient moches, certes, mais
n’avaient rien d’anormal, je continuais d’être angoissée.
- Plus tu y penseras, plus il y a de risque que ça dégénère un jour,
disait-il. Nous sommes des sorciers, nous sommes de toute façon
sensibles à la corruption. Une blessure de plus ou de moins, ça ne
change rien à l’affaire.
- Je vois bien comment les autres sorciers et les apprentis me regardent, ils pensent que je suis maudite !
- Nous sommes tous maudits, Hannah, dès le jour où nous voyons danser
devant nos yeux les flammes d’Aqshy… Et ils ne savent pas pour tes
blessures, il n’y a que le Magister Patriarche et moi qui sommes au
courant.
- Mais tu vois comment ils réagissent…
- Ils savent que tu as poursuivi des démons jusque dans leur antre. Ils
te craignent et ils envient ton courage aussi. Surtout, ils sont jaloux
parce que le Magister Patriarche s’intéresse à toi, parce que tu vas
rencontrer l’Empereur.
Effectivement, quelques jours après mon retour, Thyrus Gormann
m’accompagna au palais impérial où l’Empereur nous avait convié à
partager son repas. Le Magister Patriarche est un ami personnel de
Karl-Franz, il est donc habitué à ce genre de rencontre, mais moi… J’en
vomis de trac plusieurs fois dans la matinée et, une fois devant
l’Empereur, je ne fus capable de bredouiller que d’insipides banalités.
- Ne soyez pas intimidée mademoiselle, dit-il en constatant mon trouble.
Je crois savoir que vous avez affronté bien pire qu’un déjeuner en ma
compagnie.
Le repas fut simple mais délicieux, au moins pour le peu que je pus
avaler. La conversation tourna sur les dernières nouvelles de la guerre
dans le nord, puis sur la réorganisation du Collège suite au nombreux
décès que nous avions dû déplorer.
L’Empereur se montra affable et même chaleureux. Il avait l’air presque
totalement remis. Hélas, cette entrevue fut gâchée par les horribles
souvenirs que je gardais de lui agonisant. Même si j’étais consciente
qu’il ne s’agissait que d’illusions ces images me hantaient.
Au moment du dessert, alors que nous buvions un étrange vin pétillant,
il m’annonça que par décret impérial, j’allais être promue au rang de
Magister de mon Ordre. Thyrus Gormann ajouta qu’il était pleinement
d’accord avec cette décision. En dépit de mon jeune âge et de mon
inexpérience, ma participation active contre la conspiration et
l’aller-retour dans les Terres du Chaos justifiaient cette nomination.
J’étais heureuse évidemment, mais je me dis aussi cela risquait encore
de nuire à ma réputation auprès de mes confrères. Les sorciers sont
généralement très pointilleux sur respect des règles de promotions
hiérarchiques.
Je ne mettais pas trompée.
Physiquement, je récupérais assez vite, mais mentalement les choses
prirent plus de temps. Je faisais d’affreux cauchemars : j’errais dans
les Désolations, je me noyais dans des rivières de sang ou bien j’étais
torturée par des horreurs roses… quand j’émergeais de ses épouvantables
rêves. Il me fallait parfois plusieurs secondes pour reconnaître Sacha
auprès de moi et non une démonette de Slanesh ou un cadavre pourrissant.
Pendant ma convalescence, ces hallucinations étaient presque
quotidiennes. Ce monde était-il bien réel ou étais-je perdue dans une
illusion ? Cette question me taraudait sans cesse. Là encore, c’est
Sacha qui m’aida à surmonter ces moments difficiles. Il sut trouver les
mots pour m’aider à reprendre le dessus, à défaut de véritablement me
réconforter.
- Le monde dans lequel nous vivons est dangereux, violent et injuste.
Les gens se font massacrer par des créatures monstrueuses, la faim et
les maladies sont partout. Crois-tu vraiment qu’il y ait besoin de créer
des illusions pour nous faire vivre en enfer ?
- Ces démons sont malins, ils peuvent imiter la réalité. Mais je n’ai aucun moyen d’être sûre…
- Vous avez déjoué les autres chimères, pourquoi celle-là tiendrait-elle ?
- Je ne sais pas…
- Et même si c’est faux, qu’est-ce que tu y perds ? Si tu dois te
réveiller, tu te réveilleras un jour… En attendant, il ne te reste qu’à
vivre ici, comme tu le faisais avant toute cette histoire et comme nous
le faisons tous.
- Mais…
- Essaye de voir les bons côtés, les plaisirs, même les plus intenses
sont déjà tellement fugaces… Ne perd pas de temps à te tourmenter. Et
puis, tu as des choses à faire, tu dois travailler pour notre Ordre et
pour l’Empire. Tu as déjà beaucoup donné, je sais, mais servir est notre
raison d’être.
Chaque fois que je faisais un cauchemar, que j’étais inquiète ou
déprimée, il me répétait ces arguments ; à force, il finit par me
convaincre, au moins un peu. Aujourd’hui encore, quand le doute
m’assaille je repense à ces conversations. Avec le temps, les mauvais
rêves se sont raréfiés. Aujourd’hui, il y a que lorsque Morrslieb luit
sinistrement dans le ciel que j’ai ce genre de vision. Elles m’effraient
encore, mais j’arrive à vivre avec.
Malheureusement, Sacha ne pouvait rester indéfiniment à Altdorf et il
dut retourner à Marienburg au bout de quelques semaines. J’hésitais
presque à partir avec lui. Mais je savais bien que ma place n’était pas
là-bas et le Magister Patriarche s’y serait certainement opposé.
Après son départ, je me suis sentie affreusement isolée. Je consacrais
l’essentiel de mon temps à m’occuper de Stephen ou à étudier, enfermée
dans mes appartements. J’ai lu à cette époque beaucoup plus de livres
que je ne l’avais fait durant toute ma formation. Je quittais rarement
les tours enflammées du Collège, mais je vis plusieurs fois Lars que la
vie à la Reiksguard paraissait absolument combler.
Moi, j’étais loin d’une telle béatitude, au Collège, les autres sorciers
me fuyaient et toute sorte de rumeurs circulaient à mon sujet. Seul
Thyrus Gormann continuait de se comporter normalement. Un jour, Stephen
arriva à son cours avec un œil au beurre-noir et la lèvre fendue. Quand
je l’interrogeais il refusa d’abord de me raconter ce qui s’était passé,
puis comme j’insistai et qu’il est un peu couard, il finit par m’avouer
qu’il s’était battu avec deux de ses condisciples qui disaient que
j’étais un agent de Slaanesh et que je cherchais à corrompre les hommes
en les séduisant. Évidemment, notre liaison avec Sacha n’était pas
passée inaperçue, bien que nous ayons fait de notre mieux pour rester
discrets. Je savais que cela allait provoquer des jalousies mais je m’en
moquais. En revanche, j’ignorais que depuis son départ une nouvelle
rumeur avait commencé à circuler : on racontait que j’aurais jeté mon
dévolu sur le Magister Patriarche. Cette fois, cela m’amusait beaucoup
moins.
Évidemment, nier ce type de racontar n’aurait fait que le renforcer.
Mais là, je n’avais pas vraiment envie que cela remonte aux oreilles de
Thyrus Gormann et je ne voulais pas non plus que Stephen souffre de
cette situation. Je sais combien il est compliqué d’être apprenti
sorcier, inutile d’en rajouter.
J’insistais donc pour qu’on nous confia quelques petites missions hors
du Collège. C’était de toute façon utile pour la formation de Stephen et
changer d’air nous faisait le plus grand bien.
Ainsi, nous fîmes un petit voyage à Ubersreik pour escorter un messager
de l’Empereur. J’en profitais pour rendre visite à Klueber. La douce
Esmeralda était enceinte de leur premier enfant et ils semblaient nager
dans le bonheur. J’ai d’ailleurs appris récemment qu’elle en avait mis
au monde un second. Klueber me raconta qu’il passait beaucoup de temps
avec Lord Rickard et ce dernier était de mieux en mieux placé pour
prendre la direction de la cité. Il m’apprit aussi que notre ami Eckhart
avait décidément la bougeotte et était parti en voyage en Bretonnie.
Par chance, une belle opportunité se présenta à moi. Pendant l’hiver
suivant, je reçus une missive du Graf von Kaufmann. Je savais qu’il
était rentré depuis plusieurs mois à Averheim. Son action pendant la
guerre et ensuite auprès de l’Empereur lui avaient valu une grande
popularité et il était désormais un prétendant très sérieux au poste de
comte-électeur. Cependant, il n’était pas le seul. Il me proposait donc
de travailler pour lui afin d’assurer sa sécurité personnelle et celle
de ses affaires. Il disait avoir besoin de collaborateurs courageux et
en qui il pouvait avoir pleinement confiance, car ses ennemis étaient
nombreux et dangereux.
J’avais un grand respect pour le Graf et la vie au Collège était devenue
très pénible. Il fallait que j’accepte ! Toutefois, le Magister
Patriarche devait donner son accord. Je passais une nuit entière à
préparer soigneusement mon argumentation, mais cela se révéla finalement
inutile. Placer un sorcier auprès d’un potentiel comte-électeur était
une occasion qu’un fin politicien comme lui ne pouvait laisser échapper.
Stephen et moi fîmes nos bagages sur le champ et nous quittâmes Altdorf
quelques jours plus tard. Un fin manteau neigeux était tombé sur la
ville et les campagnes environnantes. Le chemin a été long et fatiguant.
Nous restâmes plusieurs jours chez mon père à Nuln. Nous n’avons pas pu
emprunter la voie fluviale à cause des glaces et, par sécurité, nous
avons donc voyagé avec une caravane de commerçants.
Nous avons fini par atteindre la capitale de l’Averland une semaine après le nouvel an de 2522.
Le Graf nous reçut le jour même, en compagnie de Curd Weiss, son bras
droit. Il paraissait vraiment ravi que j’aies accepté sa demande. Je
notai immédiatement qu’il avait beaucoup maigri et semblait très
préoccupé. Il entra immédiatement dans le vif du sujet. Il devait faire
face à plusieurs rivaux prêts à tout pour avoir le droit de brandir le
croc runique ; les plus sérieux étaient les Leitdorf et cet idiot de
Theodosius von Tuchtenhagen. La succession de Clothilde avait posé de
nombreux problèmes ; finalement, c’est une de ces cousines, Magdalena,
qui avait repris les rênes de la famille von Apltraum. C’était une
alliée, mais elle était jeune et inexpérimentée. Le Graf parlait encore
de Clothilde avec beaucoup d’émotion et ne semblait pas encore
complètement remis de sa disparition. Depuis, j’ai eu de nombreuses fois
la confirmation qu’il était vraiment très amoureux d’elle.
Dans la course qui s’était engagée, tous les coups étaient permis. Le
Graf avait déjà dû subir d’assez lourdes pertes : convois attaqués par
des hors-la-loi probablement rétribués par un de ses rivaux, dépôts
incendiés, etc. L’organisation de l’élection était sans cesse retardée
par les candidats eux-mêmes et un certain nombre d’autres personnes qui
au niveau local avaient tout intérêt à ne pas voir l’installation d’un
pouvoir fort. L’activité des peaux-vertes dans les Montagnes Noires ne
s’était calmée qu’à la faveur de l’hiver mais reprendrait inévitablement
au printemps. C’était le rôle de Tuchtenhagen de maintenir l’ordre à
l’Est, mais il en était incapable et préférer passer son temps à
intriguer. Enfin, à Averheim même, la trahison de Baerfaust a
profondément troublé la population et en particulier les forces de
l’ordre ; ces dernières en étaient sorties, de surcroît, complètement
désorganisées. Les délinquants et criminels de tout poil en avaient
évidemment profité.
En résumé, la situation était complexe et potentiellement explosive.
Les mois qui ont suivi n’ont pas manqué de le démontrer. Voilà plus d’un
an et demi que cette affaire dure. Une forme de statu quo s’installe
parfois, mais ce n’est que temporaire et cela n’a jamais empêché les
rixes et les coups fourrés. Je n’ai pas chômé depuis mon arrivée.
Grunilda nous a rejoint il y a quelques mois. Elle était de passage dans
la ville sur la route des forteresses naines des Montagnes Noires et,
en fin de compte, elle est restée. Son aide a été un grand soulagement.
La reprise en main des militaires et le rétablissement de la sécurité a
été un premier chantier indispensable et l’occasion de placer quelques
pions. Nous avons réussi à déjouer plusieurs complots et le Graf a même
échappé à deux ou trois attentats. Un des moments les plus critiques a
été l’organisation et la surveillance d’un des rares évènements joyeux
de ces derniers mois : le mariage entre le Graf von Kaufmann et Gavin
Magdalena von Alptraum.
Les choses ne se débloquant pas, l’Empereur, à bout de patience, a
décidé d’intervenir. Il y a quelques semaines, il a envoyé Ludwig
Schwarzelm pour accélérer l’organisation de l’élection du nouveau
comte-électeur. Nous avons reçu une lettre de Lars qui a fini par
apprendre à écrire et qui nous prévenait de sa venue prochaine avec
l’armée qui accompagne le Champion de l’Empereur.
Cette arrivée, loin d’apaiser la situation l’a au contraire amenée à complètement dégénérer.
Depuis ma fenêtre de la résidence des von Kaufmann, je vois s’élever
plusieurs colonnes de fumée : une partie de la ville est en flamme. Je
vais devoir aller rejoindre Grunilda et nos hommes qui se battent dans
les rues. Stephen et Curd m’attendent dans la cour avec nos chevaux.
Je suis fermement convaincue que le Graf von Kaufmann est celui qui sera
le plus capable d’assumer le rôle de comte-électeur. C’est un homme
intelligent, courageux et dévoué à l’Empire. Son élection serait une
bénédiction pour l’Averland et au-delà pour l’Empire.
Je suis fière de défendre sa cause et je le ferais avec toute mon énergie.