dimanche 4 mars 2018

D'une promenade en terre du Chaos

JOURNAL DE H. VAN BAUMER
Averheim, le 26 Vorgehein 2523

Les évènements que je m’apprête à relater se sont déroulés il y a un peu moins de deux ans. Si je décide aujourd’hui de les raconter, c’est que la situation ici est très grave. Averheim est dans un état d’insurrection et, si je ne devais pas m’en sortir, je veux que mes proches connaissent cette histoire.
Qui sait ce que les gens inventeront après ma mort...


C’était donc quelques semaines seulement après la bataille du Temple sacré de Sigmar, à Altdorf. Ce jour funeste avait vu bien des horreurs déferler au cœur de l’Empire, à cause de la conspiration d’un homme, le Capitaine Baerfaust.
C’est une bien triste destinée que celle de ce soldat célèbre pour sa bravoure et sa loyauté à l’Empire et qui se laissa corrompre par le dieu sombre Tzeentch, le Seigneur du Changement et de la Magie. Malheureusement, même les plus solides dans ce monde peuvent succomber. C’est une lutte difficile et quotidienne ; j’en ai fait l’amère expérience dans ma chair et dans mon âme.
J’ai vu ce que bien peu d’humains osent à peine imaginer, j’ai traversé des contrées maudites et côtoyé des créatures immondes. Tout cela est loin maintenant, mes souvenirs se sont étiolés, mais ils n’ont pas disparu et ils reviennent parfois, quand je m’y attends le moins, brusques, partiels, mais toujours tellement effrayants. Alors, la frontière entre le rêve et l’éveil, entre la réalité et l’artifice devient si ténue que je ne sais plus exactement de quel côté je me trouve, si mes sens et mes émotions sont encore fiables et si ma raison tient encore.

Ainsi donc, après la bataille du Temple, mes compagnons d’aventure, Grunilda la farouche naine, les braves Lars et Klueber et le taciturne Eckhart, s’apprêtaient à quitter Altdorf.
Pour ma part, j’étais retournée au Collège Flamboyant. La dernière campagne militaire dans les provinces du nord de l’Empire avait été dévastatrices pour mon ordre. Le Magister Patriarche Thyrus Gormann avait rappelé tous les mages encore disponibles, il fallait reconstituer les troupes et former de nouveaux apprentis au plus vite. Ainsi, dans les mois et les années à venir, je devrais me consacrer à l’instruction du dernier élève de mon Maître Werner, le jeune Stephen Näder, un adolescent malingre et pas toujours très inspiré, mais plein de bonne volonté. Je m’étais installée dans les anciens appartements de mon Maître. Ma vie était sur le point de reprendre un cours à peu près normal.
Un matin, le Magister Patriarche me convoqua dans son bureau pour me faire part d’un message que lui avait adressé son homologue du Collège Lumineux. Il s’agissait d’un rendez-vous avec Maître Mauer le Lumineux qui devait avoir lieu dès le lendemain, dans une discrète auberge en ville.

Je me rendis donc à la luxueuse hôtellerie de la Couronne et des deux Avocats. J’y retrouvais mes quatre compagnons. Mauer patientait en compagnie du Graf von Kaufmann. Tous deux semblaient heureux de nous voir. Ils nous invitèrent à nous asseoir et nous offrirent un excellent vin bretonnien. Mauer était comme toujours un peu distrait et perdu dans ses pensées. Le Graf était plutôt pâle et paraissait épuisé, cependant, il se montra comme à son habitude très courtois, prenant de nos nouvelles et insistant fortement sur l’importance décisive qu’avait eu notre action pour sauver l’Empire et l’Empereur dont il nous dit qu’il se portait de mieux en mieux.
Autant de compliments, annonçait forcément une nouvelle requête ; elle ne se fit pas attendre. En préambule, Mauer précisa qu’il s’adressait à nous à la demande de Balthasar Gelt, le Patriarche suprême des Collèges de Magie, et de l’Empereur lui-même. Mauer nous parla de la déchirure qui s’était ouverte entre notre monde et les Terres désolées du Chaos, à l’issue du combat avec la Capitaine Baerfaust. En dépit de tous leurs efforts et leurs multiples tentatives, les hiérophantes ne parvenaient pas à refermer cette faille. Tout le répertoire de la magie lumineuse avait été éprouvé, mais rien n’y faisait. Le portail résistait et il représentait un grave danger au cœur même de l’Empire. Mauer commença à épiloguer sur la nature fascinante de cette porte ; le sujet le passionnait, mais je ne compris pas un traître mot de ce qu’il nous expliqua. C’est le Graf qui l’interrompit, disant qu’il était tant d’en venir à la raison de cette rencontre.
Face aux échecs répétés, les mages lumineux avaient fini par s’accorder sur plusieurs points : la faille ne pouvait être fermée tant qu’une personne, avec des attaches dans ce monde, restait de l’autre côté. Plus inquiétant, tout ce qui avait traversé le portail dans un sens pouvait revenir et surtout ouvrir le passage à d’autres démons. Ainsi, tant que Baerfaust demeurait dans le royaume du Chaos, la déchirure entre les mondes persisterait et constituerait une brèche béante, risquant à tout moment de vomir des hordes sanguinaires dans Altdorf. Il n’y avait qu’une solution pour empêcher cette catastrophe : partir de l’autre côté, rattraper le capitaine et le ramener ici à Altdorf ou, à défaut, le tuer une fois pour toutes.
Évidemment, il s’avérait que mes compagnons et moi étions les mieux placés pour accomplir cette pénible tâche. D’abord, il fallait envoyer une petite compagnie qui puisse traverser aussi discrètement que possible ces désolations. Ensuite, nous connaissions très bien Baerfaust, il nous serait donc plus facile de le retrouver. Enfin, nous avions maintes fois combattu avec détermination les créatures du Chaos, nos talents et notre résistance n’étaient plus à prouver.

- Si un groupe est capable de mener à bien cette mission et de revenir vivant, c’est bien vous, ajouta Von Kaufmann. Et vous serez bien entendu récompensés proportionnellement au danger que vous aurez affronté.
Il avait l’air parfaitement sincère. En filigrane, il y avait aussi un autre argument qu’ils se gardèrent bien d’avancer : au sein de l’Empire, des personnes, beaucoup plus puissantes que nous auraient pu être plus compétentes pour ce travail ; mais nous, nous étions assez insignifiants pour être sacrifiables.

Qu’importe ! La requête venait de l’Empereur, nous ne pouvions refuser.
Mauer poursuivit :

- Je ne vous mentirais pas, c’est extrêmement dangereux, mais ce n’est pas suicidaire non plus. Et puis, je vais essayer de vous aider un peu d’ici.

Il posa sur la table un délicat coffret, joliment orné. À l’intérieur était rangée une grosse pierre violette, de la taille d’un poing, enroulée dans un précieux tissu blanc.

- Aussi longtemps que vous la garderez près de vous, cette gemme bénie vous protégera des énergies néfastes des Terres désolées. Elle vous permettra également de revenir. Elle est une sorte de clef. Quand vous souhaiterez revenir, prenez-la dans votre main, établissez un contact physique avec vos compagnons, en vous tenant tous par la main, par exemple, et dites « Heimkomen ! »
- Mais comment trouverons-nous le Capitaine ? demanda Lars. Les Royaumes du Chaos doivent être si vastes !
- Je ne pense pas que ce sera un problème, répondit Mauer, car la nature même de ce monde devrait vous y aider. C’est un espace en évolution permanente et qui réagit selon la volonté et le désir de ceux qui y résident et donc les vôtres à partir du moment où vous y serez aussi. Quand vous entrerez, vous devrez vous focaliser sur votre cible et il devrait vous être révélé. C’est pour cela qu’il est nécessaire que vous y alliez, car vous le connaissiez bien et il existe certainement un lien entre vous.

Nous posâmes quelques questions de plus. Dans l’ensemble, Mauer essayait de se montrer rassurant. Nous finîmes par lui demander pourquoi il ne nous accompagnait pas. Sa réponse fut simple : « J’ai trop peur pour ça ». Il ajouta qu’il ne nous servirait à rien dans cet état et, étant un mage lumineux, il risquait en outre d’attirer tous les démons à des lieues à la ronde.

Quand je suis retournée au Collège, j’ai dû prévenir le Magister Patriarche de la mission qui m’avait été confiée. Il eut l’air un peu contrarié ; peut-être la perspective de perdre encore un sorcier. Mais il me recommanda la plus grande prudence : « Ce n’est guère dans notre nature, mais essayez d’éviter autant que possible les combats et n’utilisez la magie qu’en dernier recours. Qui sait comment cela peut tourner dans ces terres maudites ». Puis il me congédia en me disant de faire mon devoir avec honneur.
Alors que je m’éloignais dans le couloir, j’entendis un bruit de vaisselle renversée, suivi d’une exclamation rageuse et d’un chapelet d’insultes adressées à Balthasar Gelt. Comme beaucoup, je savais que la rivalité entre ces deux mages si puissants était exacerbée, surtout depuis que Balthasar Gelt lui avait ravi la place de Patriarche suprême lors du duel rituel de désignation.
Cette affaire ne risquait pas d’améliorer leur relation.

Étonnamment j’ai conservé un souvenir très net des derniers instants que j’ai passés dans ce monde, avant de franchir le portail.
Afin de ne pas trop éveiller les soupçons des nombreux ouvriers qui travaillaient à la restauration du temple, nous traversâmes l’édifice en procession avec Mauer et plusieurs acolytes du collège Lumineux chantant des hymnes et balançant des encensoirs. Nous arrivâmes devant la porte de la tour qui était gardée par un soldat de la Reiksguard. Il nous laissa passer sans un mot.
Au sommet, nous nous retrouvâmes face au portail. Il semblait avoir rétréci depuis la dernière fois où nous l’avions vu. C’était une étrange fente flottante, d’où jaillissaient des couleurs vives se mélangeant et donnant naissance à des nuances indescriptibles tant elles paraissaient irréelles.
Mauer nous demanda si nous avions des questions avant de rentrer. Je l’interrogeai sur ce à quoi nous pouvions nous attendre de l’autre côté.

- Je ne suis pas vraiment un expert, commença-t-il. Tout ce que je peux vous conseiller c’est de n’avoir aucune idée préconçue et de ne rien prendre pour acquis. Ne vous fiez pas à ce que vous verrez, ce que vous entendrez. N’agissez pas sous le coup de vos émotions, mais essayez plutôt de vous appuyer sur votre bon sens et votre raison. Je ne sais pas ce que vous trouverez derrière cette porte. Vous risquez de tomber sur des monstres sanguinaires, prêts à vous arracher tous les membres, mais vous pouvez tout autant rejoindre un jardin luxuriant débordant des fruits les plus savoureux et des fleurs les plus extraordinaires. Gardez à l’esprit que ces deux situations seront en réalité aussi dangereuses l’une que l’autre. Et surtout, ne perdez jamais de vue votre objectif.

Mauer me suggéra de prendre la gemme.

- Je crois me souvenir que vous avez été blessée avec de la malepierre. Cela vous protégera un peu…

Je mis la pierre dans un petit sac que je suspendis autour de mon cou.
C’est Grunilda qui entra la première, suivie de Lars, puis, Klueber ; je m’engageais ensuite, avant Eckhart qui fermait la marche.
Avec une horrible appréhension, je passai d’abord une jambe puis un bras, l’épaule et enfin la tête dans le portail. Je m’attendais à être directement de l’autre côté, mais en fait j’étais dans une sorte de tunnel multicolore. J’avais une sensation bizarre, comme lorsque l’on a trop bu et que ce qui nous entoure devient distant et intangible. D’ailleurs, la ressemblance ne s’arrêtait pas là, car je fus pareillement saisie de vertiges et de nausées. Je ne voyais plus mes compagnons et la lumière était aveuglante. J’avançais lentement quand soudain, j’eus l’impression de tomber en avant comme si j’avais raté une marche dans un escalier. Commença alors une chute qui me parut infinie ; je traversais à une vitesse ahurissante des nuages pourpres, bleus et jaunes. Finalement, tout s’immobilisa et j’étais debout, un sol dur sous mes pieds, le plus surprenant était que je n’avais ressenti aucun choc en « atterrissant ». Une brume colorée s’éleva autour de moi puis s’évapora et laissa place à un paysage extrêmement étrange.
Je me tenais dans une plaine aride et grise, parsemée de rares rochers noirs et luisants. Mon premier réflexe fut de regarder en l’air pour voir d’où j’étais tombée : le ciel était très sombre. Tandis que je pensais voir des nuages, tout ce que je pus observer fut un océan en furie avec des vagues démesurées. Une tempête se déchaînait au-dessus de ma tête, mais l’eau au lieu de descendre restait en suspension. Dans tout orage, il y a des éclairs ; ici ils étaient prodigieux et déchiraient les flots dans un éblouissement fulgurant. Quant au tonnerre, les coups étaient assourdissants et leur principale différence avec ceux que j’avais entendus jusque-là était que les grondements se terminaient en terrifiants cris de douleur.

À quelques mètres de moi, je distinguais mes compagnons, l’air hébété, et je suppose que je devais avoir la même mine. Nous nous regroupâmes. Aucun de nous n’était blessé, mais nous étions tous un peu choqués.
Autour de nous, la plaine s’étendait à perte de vue. Çà et là, entre les rochers, parfois nous crûmes entrevoir des ombres, mais il était difficile de dire s’il s’agissait vraiment de créatures ou de notre imagination.
Vers où partir ?
Nous pensions tous très fort à Baerfaust. Le temps semblait s’écouler différemment : faire un simple pas ne prend qu’une seconde, dans ce monde, autant qu’ailleurs, pourtant là, entre chaque geste, se déroulait une éternité. Ainsi donc, je ne sais au bout de combien de temps nous aperçûmes le château. Il avait surgi brusquement au loin, planté dans les cieux, flottant sans soutènement visible. L’architecture du bâtiment était complètement grotesque et changeait en permanence, les tours se déplaçaient, des fenêtres et des portes apparaissaient puis disparaissaient. Alors que je le regardai consciencieusement en essayant de comprendre ce que je voyais, les murs se mirent à onduler et, pendant un court moment, ce ne fut plus un bâtiment, mais un visage, déformé par un cri silencieux de douleur. Je reconnus le Capitaine Baerfaust ! L’instant d’après, il ne s’agissait plus que d’un château.
Nous avions tous observé cette transformation et d’après ce que nous avait dit Mauer, ce devait être l’indication dont nous avions besoin. Comme nous discutions de la manière d’atteindre l’édifice, nous vîmes distinctement une silhouette ailée sortir des nuages-océan et descendre en décrivant de larges courbes avant de se poser sur un des remparts. Pendant qu’elle s’étirait lentement nous pûmes constater que cette créature était, d’une part, immense et d’autre part qu’il s’agissait d’une sorte d’épouvantable hybride entre un oiseau et un homme : les ailes et la tête munie d’un bec démesuré se combinaient horriblement avec un corps humain long et maigre.
Ainsi, une fois que nous aurions rejoint le château, nous devrions certainement affronter ce terrible geôlier pour mettre la main sur ce qu’il resterait de la Cagoule noire.

Et nous entamâmes donc notre interminable périple en direction de la citadelle flottante. Le chemin aller est devenu plus flou dans ma mémoire que ces premiers instants. Tout d’abord, je serais parfaitement incapable de dire combien d’heures, voire de jours, il nous prit. Le temps comme l’espace se distordaient, s’allongeant ou se rétractant à l’envi. Il n’y avait aucun changement tel que le jour succédant à la nuit, et nous éprouvâmes tous très vite une grande fatigue. Nous nous arrêtâmes plusieurs fois, mais il était très difficile de dormir dans un environnement si menaçant. Chaque bruit et chaque ombre nous faisaient sursauter. Nous craignons à tout moment de devoir livrer un combat, mais nos ennemis restaient cachés et ce petit jeu était bien pire.

La plaine grise laissa peu à peu la place à un paysage plus rocailleux et accidenté. Au loin de titanesques montagnes dressaient leurs silhouettes déchiquetées, tels des crocs géants. Un vent glacial se mit à souffler et rendit notre progression encore plus difficile. Lentement, nous réalisâmes que les cailloux sous nos pieds étaient, en fait, des os et des crânes brisés et le sable que les bourrasques soulevaient en légers tourbillons était une poudre d’os certainement broyés par une force incommensurable. Nous étions au milieu d’un vaste champ de bataille. Puis nous entendîmes les bruits d’un cours d’eau avant de les voir. Il nous fallut un peu de temps pour repérer dans le paysage une longue crevasse au fond de laquelle il devait s’écouler. Mais alors, en nous penchant nous observâmes avec dégoût et horreur une rivière non pas d’eau, mais de sang visqueux et fumant.
Le château flottait toujours au loin, mais il était impossible de traverser, car le lit de la rivière était à la fois large et profond. Même avec un sort de lévitation, cela paraissait difficile et je préférais limiter tout recours à la magie ainsi que me l’avait conseillé Thyrus Gormann. Il était hors de question de prendre le risque de tomber dans cet affreux liquide. Nous choisîmes donc suivre la rive en remontant le courant.
Assez rapidement, me semble-t-il, nous aperçûmes au loin d’autres rivières et toutes provenaient manifestement d’un seul point. Il s’agissait d’un tertre monumental, au sommet duquel trônait un grand monolithe d’où partaient six rivières, dans des directions opposées. Autour du monticule tout était silencieux, mais au fur et à mesure que nous nous rapprochions, nous vîmes de terrifiants amoncellements de corps et de têtes bien séparés, probablement des restes de sacrifices. Certaines dépouilles avaient l’air récentes, tandis que d’autres dans un état de putréfaction avancée exhalaient une odeur insoutenable. En dessous, on reconnaissait des os blanchis. Nous comprîmes alors que le tertre lui-même était composé de ces couches successives de cadavres.
Même à ce niveau, nous ne pouvions toujours pas traverser. Après quelques tergiversations, nous entreprîmes de gravir cet horrible monticule. Il y avait des constructions bizarres au sommet et nous espérions que c’étaient des ponts. Nous accédâmes à une vaste plateforme entourée d’une enceinte où nous pénétrâmes. Là, le monolithe apparut dans toute son énormité. Il surmontait un large bassin duquel coulaient les rivières. L’immense pierre était maintenue par d’étranges supports à l’aspect organique, comme des muscles et des tendons. Le pire était que ces supports bougeaient et se tordaient, animés d’une vie surnaturelle. À y regarder de plus près, le monolithe aussi paraissait vivant, toute sa surface était marbrée de centaine de vaisseaux qui pulsaient en rythme. C’était parfaitement hideux.
Heureusement, le long du bassin plusieurs petites passerelles surplombaient les rivières. Si nous devions traverser, c’était là. Nous accélérâmes le pas. Il fallait nous échapper d’ici très vite et le plus discrètement possible. Nous repérâmes le château au-delà de l’enceinte et passâmes trois ponts. Grunilda escalada la muraille sans difficulté et nous lança une corde. Enfin, parvenus de l’autre côté du mur, nous dégringolâmes du tertre aussi rapidement que nous le permirent nos jambes tremblantes.
Je compris depuis que nous étions dans le domaine de Khorne le Dieu du Sang et le Maître de la Guerre. Et je ne sais par quel miracle, mais nous nous en sommes sortis si facilement, sans attirer l’attention d’aucun de ses serviteurs.

À l’horizon, nous aperçûmes ensuite les frondaisons obscures d’une forêt. À mesure que nous approchions, le sol, jusque-là aride et dur, devint plus mou sous nos pieds, puis carrément spongieux. Les premiers arbres semblaient très vieux ; ils avaient perdu presque toutes leurs feuilles et étaient complètement recouverts de mousse et de lichens. Des lianes pendaient lamentablement telles des dizaines de serpents. Le vent de la plaine avait laissé place à une légère brise qui loin d’être agréable poussait vers nous une puanteur fétide. Des nuées d’insectes achevaient le décor de cette nouvelle zone, guère plus accueillante que la précédente. Cette fois, nous n’avions pas de doute sur l’endroit où nous arrivions et cette perspective nous fit frémir. Nous allions pénétrer dans le domaine du Père Nurgle, le Maître de la Peste, le Seigneur des Mouches.
Avec un profond dégoût, nous nous enfonçâmes dans ce marécage nauséabond. Une route incertaine sinuait entre d’épais buissons épineux et d’affreux champignons puants, disproportionnés, flasques ou au contraire avec de longues ramures tortueuses. Une brume putride s’infiltrait partout. En quelques minutes, nous étions trempés. Sous nos pas, le sol en décomposition pullulait de centaines d’insectes rampants : mille-pattes, cancrelats, asticots et autres limaces aux couleurs répugnantes.
En dépit du bourdonnement incessant des insectes, nous perçûmes assez vite des bruits d’éclaboussures et des craquements de bois mort de part et d’autre du chemin. Nous nous arrêtâmes pour observer plus précisément. Des ombres glissant dans la brume et entre les arbres nous avertirent que nous n’étions pas seuls. Mais ces créatures restaient à distance et nous regardaient sans faire le moindre mouvement pour nous attaquer. Lorsque nous fîmes mine de reprendre notre trajet, elles nous suivirent toujours en demeurant assez loin. Cette troupe assez nombreuse était composée d’humains ou de choses qui l’avaient été, mais que l’on reconnaissait à peine sous les boursouflures et les pustules de la maladie. D’autres êtres n’avaient plus qu’une apparence très vaguement humanoïde tant les mutations étaient profondes. Verdâtres, couverts de plaies purulentes, dotés d’un unique œil et d’une grosse corne, je les identifiai sans mal, c’étaient des porte-pestes. À leurs pieds, bondissaient de petites créatures encore plus difformes et écœurantes. C’étaient les plus audacieuses ; elles fonçaient régulièrement sur nous, mais dès que nous les regardions s’enfuyaient vers les arbres avec un rire dément.
Ces monstres semblaient bien décidés à nous accompagner, mais ne se montraient pas spécialement menaçants. Évidemment, nous étions terrifiés. Plusieurs fois, il fallut retenir Grunilda qui s’impatientait et voulait essayer de se débarrasser d’eux.

Nous aboutîmes dans une trouée au milieu du marécage, avec en son centre une petite colline. Les créatures restèrent à l’orée des bois et n’entrèrent pas dans cet endroit. Nous grimpâmes ce monticule, ravis d’avoir à nouveau une vue dégagée pour repérer le château flottant. Néanmoins, une surprise désagréable nous attendait au sommet.
Un immense et ignoble monstre trônait là. C’était la chose la plus abjecte que je n’ai jamais regardée. Comment la décrire ? Une sorte de crapaud, de la taille d’une maison, vert moisi, avec des verrues, des pustules et des plaies de tous formats et de toutes couleurs et des cornes imposantes, certaines cassées et d’autres couvertes de crasses et de pourriture. Imaginez ensuite que ce crapaud soit mort depuis plusieurs semaines et vous aurez une idée de ce que fut notre vision. Et je ne parle même pas de l’odeur… Immédiatement, je me sentis souillée et je dus faire un effort surhumain pour résister au désir de fuir. Rien que d’y repenser, j’ai une envie irrépressible de prendre un bain chaud et savonneux !
Notre sinistre escorte s’installa dans la clairière en contrebas, toujours sans le moindre signe d’agressivité. Seules les plus minuscules créatures gambadèrent jusqu’à l’immonde chose et se mirent à lécher ses plaies avec de petits gémissements de satisfaction obscène. Loin de s’en offusquer, le crapaud paraissait également ravi. Il prit un certain temps pour choisir un de ses insignifiants démons puis le porta au trou béant et visqueux qui lui tenait lieu de bouche et l’éclata entre ses dents. Nous pouvions entendre ses os qui craquaient à chaque bouchée.
Avec une voix mélangeant gargouillement et gémissement de douleur, la chose nous souhaita la bienvenue.

- J’espère que mes serviteurs ne vous ont pas ennuyés. Ils ont des instructions pour escorter les visiteurs jusqu’ici et ils savent que mieux vaut ne pas me décevoir.

Le démon face à nous, en plus d’être extrêmement repoussant était probablement aussi très puissant. Je n’en étais pas bien certaine, mais je crus reconnaître un Grand Impur, un des plus dangereux champions de Nurgle. Nous n’avions aucun moyen de fuir cette fois. Cependant, il semblait avoir surtout envie de parler et nous préférâmes l’écouter poliment en espérant gagner du temps. Il nous dit s’appeler Virulens et nous proposa de partager avec nous ses connaissances sur les Terres du Chaos. Il était extraordinairement poli. Il nous expliqua qu’il souhaitait juste discuter un peu avant que nous reprenions notre voyage. Il ajouta qu’il désirait que nous parvenions à nos fins et que nous puissions retourner tranquillement dans nos foyers. Il nous invita même à boire et à manger, ce qu’évidemment nous refusâmes aussi respectueusement que possible. Nous lui parlâmes du château volant.

- Oh ! n’allez pas là-bas ! C’est très dangereux pour des gens de votre espèce. C’est le domaine d’un des ducs du Changement qui sert Tzeentch. Et celui-là est bien comme son maître, tout doit changer continuellement, au moindre caprice…
- Comment pourrons-nous atteindre cette citadelle ?
- Oh ! c’est très simple. Il suffit que vous le souhaitiez et cela se réalisera. Mais vous ne devrez pas aller à l’encontre de la volonté du maître des lieux, c’est son château et il est très puissant.

Au bout d’un certain temps, nous n’avions plus de questions à lui poser et nous tentâmes de prendre congé. Nous redoutions sa réaction, mais, en fait, ce ne fut pas un problème. Virulens nous salua, toujours très poliment, nous souhaita bonne chance et nous offrit même l’aide de trois Porte-Pestes pour nous accompagner hors de la forêt.
Là encore, nous étions surpris d’être sortis de cette situation, avec aussi peu de désagréments. Quel bonheur de retrouver un air respirable et d’être débarrassés de ces milliers d’insectes grouillants et bruissants !

Malheureusement, avant d’atteindre le château, il nous restait encore un domaine à traverser. C’était le jardin des délices de Slaanesh, le Prince des Plaisirs et de la Souffrance.
À un moment, un rayon doré fendit les nuées sombres et éclaira une joyeuse prairie. L’herbe y était vert pâle et de délicates fleurs se balançaient dans une douce brise qui apportait jusqu’à nous leur parfum suave. Dans ce lieu idyllique, de petits groupes de jeunes filles et de jeunes hommes dansaient et jouaient de la musique. Tous étaient beaux comme des dieux ; ils étaient vêtus de robes vaporeuses qui dissimulaient à peine des corps parfaits. Leurs fins cheveux flottaient au vent. Chacun de leur mouvement était imprégné d’une grâce infinie.
Je fus submergée par un intense sentiment de bien-être. Je sentais l’herbe sous mes pieds et elle était incroyablement douce. Je n’avais plus qu’une envie : m’allonger là et écouter tranquillement les rires et la musique. Les jeunes gens s’approchèrent de nous. Ils voulaient nous entraîner dans leurs rondes. Ils nous offrirent du vin, des fruits et des friandises appétissantes. Comme c’était dur de résister ! Toute la tension, toute la fatigue de cet interminable voyage étaient en train de s’évanouir, laissant place à une merveilleuse insouciance.
Eckhart me criait de revenir. Je l’entendais, mais ne le voyais pas. En revanche, j’aperçus Klueber en train de danser avec de jolies demoiselles et Grunilda dévorer avec gourmandise de gros gâteaux débordant de crème.
C’est alors que je reçus une formidable gifle. Je rouvrais les yeux : Lars et Eckhart se tenaient en face de moi et leurs visages trahissaient à la fois de la colère et de l’inquiétude.

- Mais vous êtes devenus fous ! hurlèrent-ils. Vous suivez des démons !
- Mais non…

Je regardais autour de moi. Le beau jardin n’était plus qu’une plaine cendreuse avec de rares arbustes rabougris. Il était peuplé, non plus d’éphèbes et de jouvencelles, mais de démonettes à la peau pâle et aux yeux luisants d’un vert surnaturel. Elles étaient à la fois effrayantes et fascinantes : leurs bras se finissaient en lames courbées ou en griffes cruelles, au lieu de ravissantes tuniques de soie, elles étaient vêtues d’armures qui semblaient avoir fusionné avec leur peau. Elles me rappelèrent immédiatement le démon qui nous avait emprisonnés dans le miroir chez Esméralda à Ubersreik.
Au milieu du jardin, dansait une créature plus grande, avec de grosses cornes et une expression farouche. Sa peau était de couleur bleu pâle et ses jambes se terminent par des griffes noires et acérées. Elle pirouettait sur des membres graciles, menant une sarabande au rythme endiablé ; c’était un spectacle magnifique et en même temps très troublant, car sa chorégraphie ne s’arrêtait jamais et ne ralentissait même pas. Elle dansait toujours et encore, sans repos.
Nous arrivâmes à « réveiller » Grunilda qui ingurgitait des fruits pourris. En revanche, il n’y eut rien à faire pour Klueber : notre joli cœur était totalement subjugué. Moi-même, j’avais du mal à rester ferme : par moment, le splendide jardin refaisait son apparition et la grande démonette devenait un être d’une époustouflante beauté, il aurait été impossible de dire si c’était un homme ou une femme : il ou elle était simplement l’être le plus attirant que l’on puisse imaginer. Sa voix se faisait languissante, presque musicale.
Nous devions fuir. C’était la seule solution. Lars et Eckhart attrapèrent Klueber et nous partîmes à toutes jambes, loin de la prairie. Les démonettes nous poursuivirent, nous appelant, nous proposant toutes sortes de mets délicieux et nous promettant des plaisirs extraordinaires. Pendant ce temps, la créature au centre du jardin ne fit pas le moindre mouvement dans notre direction, continuant son ballet comme si nous n’étions jamais venus. Quand nous eûmes gagné le seuil de la clairière, les démonettes nous abandonnèrent pour retourner à leur farandole.

Nous reprîmes donc notre longue marche. Le château semblait enfin à notre portée. Il dérivait lentement et changeait de trajectoire de manière totalement aléatoire. Nous parvînmes finalement juste en dessous. Il était très haut dans le ciel, au moins à deux cents pieds, et il n’y avait visiblement aucun moyen de grimper. Pour ne rien arranger, des centaines de rapaces et de furies tournaient autour du rocher flottant, nous lançant parfois des regards mauvais et sans doute prêts à nous agresser au premier mouvement. Ils engendraient une rumeur assourdissante. Toutefois, par moment, de grands claquements d’ailes couvraient ce vacarme ; il s’agissait certainement du duc du Changement que nous avions observé de loin et contre lequel Virulens nous avait mis en garde.
S’élever à une telle hauteur même avec un sort de marche dans les airs paraissait impossible. En revanche, s’il venait à descendre un peu, je pourrais prendre une corde et monter jusqu’à la roche. Il faudrait alors que mes compagnons fassent fuir les monstres volants, le temps que j’ai bien attaché le tout. Ainsi que Mauer et le serviteur de Nurgle nous l’avaient suggéré, dans les Terres du Chaos, parfois il suffisait de vouloir une chose pour qu’elle se réalise. J’expliquais mon plan à mes camarades. Nous n’étions pas certains du résultat, mais nous n’avions pas de meilleure idée. Nous nous concentrâmes donc pour inciter le château à se rapprocher du sol et étonnement, cela fonctionna, il n’était plus qu’à une dizaine de pieds. Avant de m’élancer, j’incantais un bouclier d’Aqshy en espérant que cela découragerait les volatiles. J’avais très peur de pratiquer la magie dans cet environnement, mais à ma grande surprise tout se déroula au mieux ; j’éprouvais même une puissance exceptionelle. Prenant une corde, je sautais. Indifférentes au feu qui m’entouraient, les furies foncèrent sur moi, les serres en avant. Plusieurs s’enflammèrent, mais certaines passèrent et je sentis leurs griffes s’enfoncer dans ma chair. Depuis le sol, mes compagnons essayèrent de les chasser, mais c’était risqué, car ils voulaient évidemment éviter de me toucher. Heureusement, le trajet était court. Je pus atteindre une petite saillie et de là je balançais quelques boules de feu pour les faire reculer. Mes bras étaient complètement tailladés : sales bêtes ! Je dus improviser des bandages de fortune pour arrêter les saignements. Une fois la corde fixée, mes camarades me rejoignirent luttant à leur tour contre les furies qui paraissaient ne pas se lasser de nous attaquer malgré les lourdes pertes que nous leur infligeâmes.

Depuis notre promontoire, un chemin se dessina dans la roche permettant d’arriver sans difficulté jusqu’à l’entrée du château. Nous décidâmes de prendre un peu de repos. Nous n’avions plus comme je l’ai expliqué de notion du temps, mais il nous semblait que nous avions marché depuis des heures et des heures…
Nous voulions essayer de manger un peu, malgré l’inquiétude qui nous tenaillait les entrailles. Hélas, nos provisions avaient gâté et notre eau était croupie. Certainement, un petit souvenir des marécages de Nurgle…

Le château était un prodigieux enchevêtrement de murs, de tourelles et de flèches, construits apparemment sans le moindre plan d’ensemble. Les murs étaient bâtis dans une pierre étrange dont la surface était parsemée de visages et de membres en saillie, telles des centaines d’âmes damnées étaient piégées à l’intérieur. Les portes étaient faites d’un métal poli et brillant dont les couleurs changeaient en permanence. Elles semblaient parfaitement épaisses et rigides, cependant lorsque nous voulûmes les toucher pour tester leur solidité, nous nous enfonçâmes sans aucune résistance, comme si ce n’était rien de plus que du brouillard.

Une fois à l’intérieur, nous dûmes faire face à un espace en constante évolution. Nous nous attendions à rencontrer des gardiens dès notre arrivée, au lieu de cela nous traversâmes de grandes salles vides et de couloirs interminables, nous montâmes puis descendîmes des centaines de marches. Dans chaque pièce lorsque nous franchissions une porte, celle-ci disparaissait derrière nous. Nous ne pouvions pas revenir en arrière, nous étions condamnés à avancer.
Toutefois, nous restions sur nos gardes, prenant soin de ne rien toucher, faisant attention où nous mettions les pieds. Nous visitâmes ainsi des dizaines de salles, notamment, un étrange laboratoire, rempli de cornues et de creusets où régnait une très forte odeur ; nous courûmes vers la sortie en retenant notre respiration. Nous traversâmes également une grande bibliothèque avec des étagères de livres du sol au plafond qui formaient un véritable labyrinthe. Des rangées entières tombaient sur notre passage et nous devions avoir les yeux partout et être prêts à esquiver en permanence.
Le maître des lieux ne pouvait ignorer notre présence. Si nous arrivions à avancer sans désagrément, c’est que telle était sa volonté ; il jouait avec nous et nous guidait où bon lui semblait.

La pièce qui se révéla la plus dangereuse était une longue galerie sans fenêtres, avec toutes sortes d’armes et des blasons de diverses couleurs accrochés sur les murs. L’un des écussons me parut étonnamment familier : le violet et les symboles dorés étaient ceux du culte de la Main Pourpre que nous avions affrontée à Middenheim.
De chaque côté, des mannequins dressaient une haie d’honneur. Il y en avait au moins une centaine, certains étaient équipés d’armures ouvragées avec de curieux signes tandis que d’autres portaient des robes finement brodées de motifs tout aussi étranges.
Nous étions particulièrement inquiets en longeant cette galerie et nous redoutions de voir les mannequins s’animer et nous attaquer, nous ne les quittions pas des yeux. Malheureusement pour nous le danger était ailleurs et nous nous en rendîmes vite compte. La pièce était truffée de pièges et de trappes. C’était Grunilda qui comme toujours ouvrait la marche, Lars la talonnait de près mais n’avançait pas exactement dans ses pas. Il fut le premier à chuter. Un sinistre craquement brisa le silence et Lars disparut dans le sol qui s’effondra, manquant d’entraîner également Grunilda et Eckhart qui se trouvaient à proximité. Il atterrit au fond d’une grande fosse dont les côtés avaient été enduits d’huile glissante. En tombant, il se fit assez mal à la cheville. Nous pûmes le remonter grâce à la corde que, par chance, nous avions gardée avec nous. Plus loin, nous esquivâmes une volée de flèches, sorties de je ne sais où. Enfin, juste avant d’atteindre la porte, un énorme bloc de pierre dégringola du plafond et faillit nous écraser.
Après ce dernier choc, nous entendîmes un cliquetis saccadé et il ne nous fallut pas longtemps pour comprendre que c’était le bruit des armures qui s’animaient. Heureusement, nous étions tout près de la porte et nous nous échappâmes très vite avant qu’elles ne nous assaillent.

Après une longue errance dans ce château dément, nous touchâmes au but de notre quête.
Une ultime porte s’ouvrit sur une pièce sombre avec des parois de pierre brute et d’affreux relents qui mêlaient vomissures, excréments et humidité. La seule lumière provenait d’un brasier au milieu de la salle ; les flammes jetaient au sol et sur les murs des ombres démesurées et grotesques.
Le Capitaine était solidement attaché sur une table ; il était à peine reconnaissable. Autour de lui, de nombreuses petites horreurs roses, comme celles que nous avions vues au Temple de Sigmar, et d’autres monstres bleus gambadaient avec une jubilation sadique. Certains le torturaient avec des fers chauffés à blanc ou des lames effilées, d’autres préféraient le mordre de leurs dents aiguës ou le lacérer avec leurs griffes. Ce faisant, ils enlevaient des lambeaux de chair qui étaient remplacés par des excroissances dénaturées ; sa bouche et son nez commençaient à ressembler à un bec crochu et des touffes de plumes poussaient un peu partout sur son corps. Ses bras avaient été allongés de manière extraordinaire. La transformation était terrifiante.
Mais le pire, c’étaient ses hurlements de douleur : ils étaient terribles et s’amplifiaient en se répercutant sur les murs et le plafond. Malgré toute la haine que j’éprouvais pour cet homme, en qui nous avions confiance et qui nous avait trahis, mais surtout qui avait ébranlé l’Empire jusque dans ses fondements, je ne pus m’empêcher d’être bouleversée.
Une voix ou plutôt un grondement profond s’élevait entre ces cris d’agonie. Les mots résonnaient en une interminable litanie accusatrice.

- Tu as cherché à utiliser les serviteurs de Tzeentch pour accomplir tes propres desseins. Piteux, ridicule mortel ! Pensais-tu pouvoir te mesurer aux Forces du Chaos ? Tes actions étaient médiocres et puériles. Tu n’es qu’un insecte devant la gloire de Tzeentch. Tu n’es rien ! Renais, désormais, transformé selon sa volonté ! Ainsi, tu œuvreras à son triomphe !

Toutes à la jouissance de la torture, les horreurs ne semblaient même pas avoir remarqué notre arrivée. Nous discutâmes rapidement de ce que nous devions faire. Mauer nous avait dit que le plus simple était de ramener la Cagoule noire avec nous à Altdorf. Il fallait pour cela le libérer et nous étions certains que dès que nous approcherions les démons roses et bleus allaient nous attaquer. Lors de la bataille du temple, nous avions constaté combien ces créatures étaient dangereuses ; il fallait éviter autant que possible qu’elles ne nous touchent. Il valait donc mieux les éliminer à distance.
En conséquence, nous décidâmes de cogner les premiers. Grunilda empoigna sa hache et mit son bouclier en position, Klueber et Lars chargèrent leurs pistolets et leurs arbalètes, étalant autres munitions à portée de main, Eckhart et moi incantâmes des armures aéthyriques, avant de focaliser nos énergies sur les vents de magie. Comme je l’avais déjà noté plus tôt, la pratique de la magie était étonnement facile dans ce monde, c’était un peu inquiétant, mais dans ces circonstances nous préférions ne pas trop nous en soucier.
Il y avait une dizaine d’horreurs. Nous attaquâmes tous simultanément.
Les garçons ouvrirent le feu et je réussis à lancer trois grosses boules enflammées. Deux monstres bleus et un rose explosèrent dans un nuage multicolore. En revanche, un des roses se divisa en deux autres horreurs plus petites et bleues et les créatures qui se trouvaient à proximité des explosions se mirent à luire étrangement ; l’une s’évanouit et l’autre se vit affublée de pattes velues et terminées par de puissants sabots. Eckhart avait fait apparaître des tentacules et avait emprisonné trois de nos adversaires.
La réaction des monstres fut immédiate. Une des horreurs bleues qui n’était pas immobilisée se rua sur Grunilda. L’horreur rose qui avait disparu se matérialisa, dans notre dos, à quelques pieds seulement d’Eckhart et moi. Elle laissa échapper un ricanement de fou furieux, des sortes de tuyaux poussèrent sur son corps flasque et commencèrent à cracher de grandes gerbes multicolores. Elle fonça vers Eckhart, concentré sur son sort d’emprisonnement. Je fis volte-face et envoyais dans l’urgence une volée de fléchettes. Cela ne lui causa apparemment pas le moindre mal et son rire redoubla. Le seul point positif était que j’avais attiré son attention et qu’elle se dirigeait maintenant vers moi. Je m’écartais légèrement du groupe. Une éruption d’étincelles fusa vers moi. Je tentais d’esquiver, mais plusieurs m’atteignirent à la hanche et à l’épaule. Je ressentis une sorte de secousse dans tout le corps, puis une ardente brûlure là où j’avais été touchée. Ce n’était pas un feu « normal », il était chargé d’une magie vénéneuse qui ne se contentait pas de détruire, mais qui infectait les chairs et l’esprit. J’essayais de ne pas paniquer et de me concentrer : une grande inspiration, focaliser toute l’énergie, toute la pensée dans la création d’un projectile enflammé, comme je l’avais appris et comme je le faisais depuis des années. Et elle apparut devant moi. Je ripostais. Le démon rose fut percuté de plein fouet. Cette fois, il s’arrêta instantanément, changea de forme et se mit à vibrer, de plus en plus vite ; finalement, il explosa dans un nuage de couleur et de lumière. Je m’écartais aussi rapidement que possible pour ne pas entrer en contact avec cette vapeur néfaste. Je manquais de tomber et m’adossais à un mur pour essayer d’évaluer la situation. Il ne restait plus que deux horreurs roses et trois bleues qui sautillaient allègrement en hurlant ou en riant. Grunilda avait plusieurs flaques moirées à ses pieds, mais je remarquais que son armure luisait de manière inhabituelle. Lars et Klueber combattaient désormais à l’épée en s’efforçant d’esquiver les jets irisés. Des sphères de lumières multicolores volaient à travers toute la pièce en suivant des trajectoires totalement aléatoires. Par-dessus cette cohue, les plaintes de Baerfaust continuaient de résonner, surtout lorsqu’il était atteint par la magie des horreurs ou que l’une d’elles passant à proximité en profitait pour aller lui arracher encore un morceau de chair. Et la voix démoniaque répétait inlassablement sa sentence.
J’aperçus que le mur froid dans mon dos qui commençait à bouger. Le danger était partout. Je me redressais. Je vis Klueber aux prises avec la créature aux pattes bestiales et je m’élançais vers lui en incantant des fléchettes. Le combat fut plus long que je ne l’aurais cru. Ces choses étaient très pugnaces et résistantes. Celle que nous affrontions avec Klueber parvint en outre à se diviser, alors que nous pensions l’avoir tuée ; deux petites horreurs bleues avec de grandes pattes apparurent devant nous et nous dûmes redoubler d’efforts pour en venir à bout.
Enfin, les derniers rires des créatures s’éteignirent. Nous avions réussi à nous en débarrasser, mais nous n’étions pas au mieux. Le tourment infligé par les « brûlures » magiques gagnait en intensité et en voyant les grimaces qui tordaient les visages de mes amis je compris que je n’étais pas la seule à avoir été blessée. Toutefois, une autre douleur m’inquiétait beaucoup plus. Je sentais des picotements de plus en plus cuisants dans le dos, à l’endroit où ce maudit skaven m’avait frappée avec sa lame en malepierre. Je me doutais bien que, tôt ou tard, cet environnement et les confrontations à la magie du Chaos ne pourraient que réveiller ma vieille blessure. Mauer m’avait prévenue… La gemme mystique m’avait bien protégée jusque-là, mais peut-être ces forces néfastes étaient-elles trop puissantes.

Peu importait. Plus rien ne nous empêchait de libérer Baerfaust et de fuir à Altdorf grâce à la pierre. Nous nous hâtâmes vers son lit de torture. Nous pataugions dans son sang et d’autres liquides encore plus répugnants. Il continuait de gémir. Les mutations étaient affreuses, son corps était complètement vicié et d’une maigreur terrifiante. Ses bras avaient au moins doublé de longueur et des membranes, sortes d’ailes, pendaient en dessous.
À cet instant, je me demandais s’il ne serait pas plus charitable de simplement l’achever. Je lisais bien dans les yeux de Grunilda qu’elle pensait exactement la même chose.

- Et si…, commença-t-elle en levant sa hache au-dessus du cou du Capitaine.
- Mauer a dit de le ramener, répondit Lars.
- Oui, mais bon… il a dit aussi qu’on pouvait le tuer, le résultat serait le même.
- Ça ira plus vite de le détacher et de partir avec lui, coupa Klueber. Inutile de s’attarder.
- Oui, nous avons déjà passé trop de temps ici, ajoutais-je.

Comme nous souhaitions tous rentrer au plus vite, nous ne perdîmes pas de temps en tergiversations. Les chaînes qui retenaient le corps martyrisé du Capitaine étaient solides et s’étaient incrustées dans sa chair. Ce fut assez difficile de le délivrer.
Il paraissait très faible, probablement mourant. C’est pour cela que nous ne nous méfiâmes pas. Malheureusement, la Cagoule noire nous réservait encore une dernière fourberie. Comme nous l’avions presque libéré, un seul de ses interminables bras restant attaché, il glissa et s’effondra au pied de la table.
Soudainement, le sol et les murs se mirent à trembler ; les pierres se soulevèrent et s’écartèrent les unes des autres. Le plafond disparut et tout l’espace se réorganisa. Nous nous retrouvâmes ainsi sur une plateforme à l’air libre. Une silhouette massive et terrifiante plana au-dessus de nous. Ses grandes ailes claquaient, telles des détonations, et ses cris gutturaux donnaient l’impression que des dizaines d’oiseaux de proie se précipitaient sur nous. La créature avait une forme vaguement humanoïde, à l’exception des immenses ailes et du bec disproportionné, et elle était couverte de plumes aux teintes indéfinissables et mouvantes. À son approche, une fulgurante douleur me déchira le dos. Le vent d’Aqshy que je voyais très bien jusque-là se mit à se comporter de manière tout à fait inhabituelle. Eckhart et moi nous regardâmes, lui aussi semblait médusé. Notre hôte devait perturber les vents de magie.
Je crus d’abord que le duc du Changement allait fondre sur nous. Mais au lieu de cela, il se posa sur une grande tour et se contenta de nous observer. La voix que nous avions entendue plus tôt gronda à nouveau.
- Minables vermines ! Vous avez fini de ramper à travers nos Royaumes et dans ce château. Je sais ce que vous êtes venus chercher, mais il appartient désormais au seigneur Tzeentch et il a d’autres projets pour lui. Toi ! hurla-t-il en s’adressant à Baerfaust. Lève-toi ! Ta transformation n’est pas terminée, mais tu devrais pouvoir éliminer ces imbéciles. Montre-toi digne du don qui t’a été octroyé ! Bats-toi ! Pour la gloire de Tzeentch !

Comme par miracle, la dépouille du Capitaine se redressa avec une énergie inattendue. D’un geste, il arracha la dernière chaîne. Son grand corps dégingandé nous dépassait désormais tous très largement. Il déploya ses embryons d’ailes, déjà très imposantes ; ses mains s’étaient devenues d’effrayantes serres, noires et luisantes. Son maigre cou soutenait une grosse tête plus proche de celle d’un vautour que d’un d’homme et un énorme bec tranchant finissait de le rendre méconnaissable. C’était une copie, en un peu plus petit, du duc du Changement qui possédait ce château. Une grande épée apparut dans la « main » droite ; c’était une arme singulière de couleur bleutée et avec une pointe de glace.
D’un même élan, nous nous écartâmes rapidement de lui. Il leva son bec vers le maître des lieux et poussa un cri interminable et d’une force terrifiante ; je perçus les vibrations du sol sous mes pieds. Je tremblais de tous mes membres, jamais de ma vie je n’avais ressenti une telle angoisse et j’étais certaine que nous n’en sortirions pas vivants. Pire, nous courions même le risque de subir un sort similaire à celui du Capitaine et d’être à notre tour changés en démon.
Le duc reprit son envol avec un rire perfide.
Immédiatement, le vent flamboyant retrouva une allure à peu près normale. J’avisais Eckhart et il me renvoya un petit geste avec un soulagement évident. J’en profitais pour me retisser une armure aéthyrique. Lars et Grunilda étaient à mes côtés. En essayant de paraître sûre de moi, je leur chuchotais, que nous si nous voulions attaquer, c’était maintenant. Les deux firent un signe de la tête en même temps ; Lars saisit ses pistolets, Grunilda ajusta son bouclier. Je me préparais à lancer mes sorts.
Mais, c’est Baerfaust qui frappa le premier. Abaissant son étrange épée, il projeta vers nous de gros dards de glace. C’était raté pour l’entrée en matière… Grunilda s’abrita derrière son bouclier, tandis que nous autres ne pouvions que plonger. J’entendis les projectiles siffler au-dessus de moi. Nous ne devions pas rester groupés. Je roulais sur moi-même et me redressais juste assez pour décocher mon sort. Trois boules apparurent et filèrent droit devant ; le monstre n’avait pas bougé, elles arrivaient sur lui. Mais, alors, il battit des ailes et deux des boules s’évaporèrent en un clin d’œil. La troisième l’atteignit, mais ne l’ébranla même pas. Il y eut bien une odeur de plumes roussies, mais rien de plus.
Les explosions des tirs de Lars retentirent puis ce furent les cris de Grunilda et de Klueber qui chargeaient Baerfaust. Celui-ci leur répondit par un glapissement de défi. J’essayais de contourner le combat pour me placer sur l’un de ses flancs. Le monstre me jeta un regard terrifiant et, tout à coup, mes membres refusèrent de m’obéir, j’étais complètement paralysée. Je vis Klueber stoppé aussi nettement dans sa course, seule Grunilda continuait d’avancer. Qu’à cela ne tienne ! je me concentrais pour envoyer encore des sphères de feu, il ne pouvait être complètement immunisé, cela finirait bien par passer.
Lorsque Grunilda le percuta, bouclier en avant, l’étreinte qui m’immobilisait se relâcha. Je repris ma course et m’arrêtais quand je trouvais un bon angle d’attaque. Je me reconcentrais et j’expédiai deux boules enflammées ; nouveau battement d’ailes, une seule l’atteint et n’eut pas plus d’effet que la première. Eckhart avait pris position exactement en face de moi, il était nimbé de lueurs violettes. Il me sembla qu’à un moment une des ailes commença à se flétrir, mais le sort ne dura pas. Décidément, la magie n’était pas très efficace contre un tel adversaire. Klueber puis Lars rejoignirent Grunilda au corps à corps ; tous trois tentèrent de l’assaillir par plusieurs côtés. Il riposta de son épée et en infligeant des coups avec ses gigantesques griffes. Puis, pour se dégager, le démon agita violemment ses ailes. Mes compagnons furent projetés au sol ; même à ma distance, je vacillais sous le souffle et faillit perdre l’équilibre. Baerfaust se précipita sur Klueber en rugissant. Il leva son arme et l’abattit avec force ; Klueber s’enroula à terre et essaya de se protéger avec ses bras. J’étais trop loin pour lui venir en aide d’une quelconque manière, mais j’incantais une nouvelle volée de boules de feu. Grunilda s’était relevée et l’attaquait avec rage à coups de hache. Distrait, le démon ne vit pas arriver les projectiles enflammés et il les encaissa avec un peu moins de désinvolture. Eckhart avait aussi profité de son inattention pour le bloquer avec des tentacules. Lars parvint également à l’atteindre et le frappa de toutes ses forces avec son épée. Le monstre commençait un peu à céder du terrain. Malheureusement, ce répit fut de courte durée.
Klueber ne bougeait plus. Il était à quelques pas de moi et je m’empressais de le rejoindre avec l’idée de le tirer hors de portée de Baerfaust. C’est alors que celui-ci se remit pousser des cris extrêmement stridents, c’était à la limite du supportable et tout oscillait sous l’effet des vibrations. Il battit des ailes pour se débarrasser de mes compagnons les plus proches et il enchaîna en renvoyant à nouveau des éclats de glace avec son épée. J’eus à peine le temps de me baisser, mais une des lames gelées me toucha à l’épaule. Je sentis une déchirure cuisante dans ma chair. J’étais tout près de Klueber ; il y avait beaucoup de sang autour de lui et ses vêtements en lambeaux laissaient apparaître plusieurs plaies assez profondes. J’attrapais ses bras et le tirais sur quelques pas en restant accroupie. Je tentais une cautérisation rapide.
Moi aussi, j’aurais eu bien besoin de quelques soins. En plus de cette nouvelle blessure, d’affreux élancements me parcouraient le dos. En plus de la souffrance, c’était surtout terriblement effrayant, comme si mes muscles palpitaient. Je pensais que cela ne pouvait signifier qu’une chose : ma plus grande crainte, mon corps allait subir ou subissait peut-être déjà une mutation !

Grunilda et Lars avaient également été lacérés par les éclats de glace. Lars avait le visage en sang. Tous deux se relevaient difficilement. En fait, nous avions tous été surpris. Même Eckhart ! Je vis un pont brumeux partir de sa main et rejoindre Baerfaust. J’avais déjà vu ce sort : il établissait un drain de vie pour se soigner. Mais le Capitaine comprit le danger et esquivant les attaques de Grunilda, il fonça sur le sorcier améthyste. Sous le choc, Eckhart recula de plusieurs pas et tomba à la renverse. Baerfaust lui asséna de nombreux coups d’épée. J’envoyais encore des boules de feu, avec un peu de chance cela pourrait au moins le distraire. J’aurais voulu utiliser des sorts plus puissants, mais la fatigue et la tension qui me tenaillaient étaient telles qu’elles m’empêchaient de me concentrer correctement. Néanmoins, ma magie n’était pas complètement inopérante. À force, c’étaient des plaques entières de plumes qui avaient brûlé et lorsque mes projectiles atteignaient la peau à vif, il subissait enfin de réels dégâts.
Grunilda chargea pour venir en aide à Eckhart. Baerfaust fit volte-face et se campa sur ses maigres pattes ; le choc fut terrible. Grunilda fut légèrement rejetée en arrière, mais elle parvint à grader son équilibre et entreprit même une feinte. Miraculeusement, elle passa sous sa garde. Sa hache s’enfonça profondément sous le bras. Le démon beugla et lâcha son épée. Il se tortilla de douleur, roula des yeux furieux, mais réagit aussitôt avec ses griffes implacables. Sous la violence de la contre-attaque, l’armure de notre naine vola en éclat ; elle avait certainement été déjà fragilisée lors du combat contre les horreurs roses et bleues. Mais Grunilda se releva, encore une fois, et chargea, encore une fois. Lars aussi se précipitait. À mon tour, j’incantai une épée ardente et je m’élançai. Sous l’effet d’un nouveau battement, Grunilda et Lars furent projetés à nouveau de plusieurs pas en arrière. Cette fois, notre vaillante naine demeura inerte. Il n’y avait plus que Lars et moi. Eckhart se traînait vers le démon ailé, probablement pour essayer de relancer un drain de vie, Klueber n’avait pas repris connaissance. Dans mon dos, mes cicatrices me semblaient sur le point de se rouvrir. J’avais effroyablement mal. Je redoutais à tout moment de voir des tentacules ou toute autre excroissance me sortir du corps.
Cependant, nos charges successives avaient aussi entamé Baerfaust qui comptait plusieurs blessures assez sévères. Un sang aux couleurs changeantes poissait ses plumes. Nous nous toisâmes quelques secondes en silence. Puis il recommença à brailler. Lars et moi nous adressâmes un dernier regard, puis criant à plein poumons pour nous donner du courage, nous nous lançâmes dans un ultime assaut.
Je m’attendais à rencontrer une grande résistance au moment de le toucher, si par miracle j’arrivais jusqu’à lui, par conséquent, je tenais mon épée crépitante à deux mains, bien fermement, les coudes bien plaqués contre le torse et la pointe en avant. J’aperçus un fin filet violet qui s’élevait derrière le monstrueux volatile. Eckhart continuait de drainer son énergie. Mais cela pourrait-il l’affaiblir suffisamment ?
Plus rapide, Lars l’atteint en premier et Baerfaust tenta de riposter d’un coup de serre. En me voyant arriver de l’autre côté, il déploya une de ses ailes, mais j’évitais son mouvement et je parvins à me glisser sur son flanc. L’aile était positionnée comme un bouclier, mais j’étais vraiment tout près et la lame magique de Rhuin est une arme très efficace. Je rassemblai toute l’énergie qu’il me restait et repoussai l’épée de toutes mes forces. Elle s’enfonça jusqu’à la garde. La membrane de chair et de plumes se déchira avec une facilité inattendue. Je retirai ma lame et frappai à nouveau, exactement de la même manière. L’aile se fendit à un autre endroit. Sur l’autre flanc, Lars, plus habile et plus rapide que moi, retenait son attention. Mais Baerfaust parvint néanmoins à m’asséner un coup au visage. Je vacillai sous l’impact et j’entendis le cartilage de mon nez qui craquait ; un goût de fer se répandit dans ma bouche. Poussée par la vigueur du désespoir, je me relevai et repartis à l’attaque. Baerfaust commençait à courber l’échine. Le drain d’Eckhart gagnait en intensité, à mesure qu’il recouvrait sa vitalité. Lars se défendait comme un beau diable et moi, je luttai avec une détermination dont je ne me serais jamais cru capable. La lame de feu rencontrait de moins en moins de résistance. Le sang sombre s’échappait des blessures avec de petites étincelles irisées. Les vociférations du monstre devinrent des plaintes puis des râles.
Enfin, il s’écroula.
Mais nous devions être bien certains qu’il était mort, cette fois. Je me précipitais sur son cou et j’abattis mon épée, encore et encore. Je tombais à genou. Je ne sentais plus mes bras, du sang coulait sur mon visage, la douleur dans mon dos était devenue si vive qu’elle m’arrachait des larmes et ma vue se voilait. Lars comprit ce que je voulais faire et vint m’aider. Le sang corrompu du démon engluait nos mains. Quelle abomination !
Enfin, le cou se brisa. Lars donna un grand coup de pied dans la tête. 

C’était fini.

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