À
Herrn Magnus Van Baumer
Handelbezirk
Nuln
Averheim, le 27 Sigmarzeit 2521
Mon très cher papa,
Lorsque tu recevras cette lettre, dans quelques
jours, nous aurons quitté la ville pour reprendre notre périple vers les
Montagnes Noires. Nous repartons avec la péniche, dès demain matin, en
direction de Grenzstadt.
J’ai confié ton carnet que cette lettre
accompagne aux bons soins de Curd Weiss et de la Compagnie de la Flèche Rouge. C’est
un très beau recueil, je n’ai pas pu résister à le feuilleter, tu sais combien
j’aime moi aussi dessiner... les paysages sont singuliers, mais quelle technique !
Les détails et les couleurs sont admirables. Ce Dalmotti est un véritable
artiste et je regrette de n’avoir pas eu le temps de plus discuter avec lui.
En effet, la journée de l’exposition a été très
mouvementée.
Je crois que ma dernière lettre remonte peu avant
notre rencontre avec le Graf von Kaufman, lors de la soirée organisée à la
taverne de la Fin du Voyage. C’est un homme avec beaucoup d’allure, bien qu’il
soit encore jeune. Il avait encore besoin de nos services pour assurer la
sécurité lors de la présentation du lendemain, car il avait convié des personnages
prestigieux et il ne faisait guère confiance aux gardes de la ville et à leur
capitaine, le très rigide Baerfaust.
J’ai eu la chance de bavarder plus longuement
avec lui car il fait partie de la Société du Soleil qui tenait justement une
séance ce soir-là, à la taverne. Il y avait, en plus du Graf, trois mages
célestes, avec des robes d’un bleu aussi lumineux que le ciel, je n’en avais
jamais vu de pareil. Je n’ai appris que les prénoms, Théo, Léo et Néo – ce
n’est pas une blague. Deux universitaires étaient également présents. Tous ont
eu l’air très surpris de me voir et j’étais vraiment dans mes petits souliers, mais
dès que je leur ai dit la phrase que m’avait confiée mon maître et que je leur
ai expliqué sa situation, ils m’ont invitée à m’asseoir. Ils m’ont demandé des
nouvelles de Maître Beike puis la conversation a invariablement tourné autour
de l’expédition et des mystérieuses Terres du sud. Evidemment je n’avais pas
grand-chose à dire et je me suis contentée d’écouter. Le Graf parlait avec
beaucoup de chaleur et d’enthousiasme, je crois que cette expédition l’a
véritablement passionnée. Tout cela était intéressant, mais semblait tellement
abstrait... J’avoue que je me suis sentie assez mal à l’aise et pas vraiment à
ma place, au milieu de ces personnes bien plus cultivées et expérimentées que
moi. Aussi, je me suis éclipsée à la première occasion.
Le lendemain, nous étions à la compagnie de la
Flèche rouge dès la première heure. Les trésors ramenés du sud s’y trouvaient
sous la garde de mercenaires. Notre rôle
a consisté tout d’abord à escorter ces objets en traversant la Plenzerplatz, en
plein marché, puis jusqu’au palais de l’Averburgh. On nous avait demandé de
revêtir des tabards aux couleurs de la famille Von Kaufmann et, au départ, trois
gardes de la ville nous accompagnaient. La foule était dense et nous n’en
menions pas large. Heureusement, tout s’est déroulé sans encombre.
Nous avons atteint les jardins du palais, si
réputés pour leur beauté, mais hélas laissés à l’abandon depuis le décès du
comte-électeur Marius Leitdorf. Cela fait tout de même peine à voir !
Au moment où nous atteignions l’entrée des
jardins Curd Weiss nous rejoignit et tenta de congédier les trois gardes qui
nous suivaient. Arriva alors le capitaine qui commença à se fâcher puis,
presque simultanément, le Graf. Une violente dispute éclata entre les deux
hommes ; je pense que ce n’est pas la première fois que Von Kaufmann
essaie d’écarter Baerfaust et ce n’est pas la première fois non plus que
l’autre refuse d’obtempérer. Il semble qu’un sérieux problème les sépare.
Mais les nobles ont toujours le dernier mot et le
vieux capitaine a fini par tourner les talons, maugréant que s’il arrivait quoi
que ce soit, il déclinait toute responsabilité.
Une immense tente avait été aménagée dans les
jardins pour l’exposition. Elle trônait au milieu d’une pelouse verte et
fraichement coupée, avec d’un côté un grand labyrinthe de haies et, de l’autre,
la célèbre ménagerie de l’Averburgh.
On comptait une dizaine de cages de différentes
tailles, disposées en arc de cercle. Plusieurs étaient vides ou servaient au
stockage de la paille et de la nourriture. Les autres renfermaient des
créatures si extraordinaires que j’avais peine à en croire mes yeux.
Dans la première, une très grande volière, se
trouvait un animal hybride, croisement entre un oiseau aux plumes chatoyantes
et un reptile. Une petite pancarte indiquait son nom, que je n’avais jamais
entendu jusque-là : une cocatrice.
La seconde cage retenait une répugnante et gigantesque araignée qui nous
scrutait avec sa vingtaine d’yeux abjects. J’en ai encore des frissons !
Dans l’enclos suivant, se trouvait une mare d’eau croupie et, au milieu des
flots jaunâtres, on voyait luire les écailles vertes d’un énorme lézard, nommé « crocodile » et originaire des
Southland d’après la pancarte. Il devait faire partie des animaux ramenés grâce
à l’expédition. Il avait l’air efflanqué et somnolent, mais je ne me serais pas
hasardée à sa portée ! Une autre cage était occupée par un demi-griffon,
également venu des Southland. J’avais déjà vu des gravures de cet animal car
notre bien-aimé empereur en chevauche un sur les champs de bataille. Celui-ci
n’avait pas d’ailes et il devait encore être jeune, car sa taille ne dépassait
pas celle d’un cheval. Il restait néanmoins très impressionnant. Ensuite,
venaient deux animaux pour lesquels les pancartes indiquaient une provenance de
Norska et les deux pauvres bêtes avaient l’air de souffrir de la chaleur,
pourtant encore modérée en cette matinée printanière. Il y avait un immense
ours, blanc comme la neige, et un chat monstrueux, à la fourrure rayée, noire
et fauve, et pourvu de crocs, grands comme des couteaux de boucher et
certainement aussi tranchantes. Dans la volière très spacieuse qui arrivait après,
se tenait un hibou géant, aussi haut qu’une maison et je n’ose même pas
imaginer son envergure. Il était parfaitement immobile à l’exception de ses
deux yeux flamboyants et redoutables, qui suivaient le spectateur dans ses
déplacements. La dernière cage renfermait un animal nommé « rhinocéros », lui aussi venait des
Southland et il était tout aussi gigantesque que les autres. Sa peau grisâtre
m’a fait immédiatement penser à une armure ! Une corne pointue et
démesurée avait poussé au milieu de son front. Je n’ose même pas imaginer les
dégâts que pourrait faire une telle bête en train de charger et je me demande
vraiment comment on a bien pu réussir à la capturer !
A côté de ces cages, enfin, se tenait le
fauconnier du Graf avec ses rapaces ; un spectacle était prévu pour divertir
les invités avant la présentation. Les caisses contenant les objets furent
acheminées sous la tente et nous nous postâmes tout autour, pendant que des
serviteurs les installaient sur une estrade.
Après les créatures de la ménagerie, c’est une
autre parade qui s’offrit à nous, celle justement des invités de sa seigneurie.
Déjà, à notre arrivée se trouvaient sous la
tente, deux dames de compagnies tout en sourires aguicheurs et en
chuchotements. Si j’avais été plus jolie, ma chère grand-mère m’aurait
certainement poussée vers cette voie qui sied aux jeunes filles de bonne
famille, avec un minimum d’éducation et encore moins de talent dans un art
quelconque. Enfin... Cela m’aurait peut-être plu, ces deux-là avait l’air
ravies d’être là.
La première des invitées à rejoindre le jardin
fut la Gavin Clothilde von Alptraum, avec sa grâce naturelle et lumineuse. Elle
s’est dirigée en souriant vers le Graf ; quel beau couple ils formeraient,
ces deux-là !
La gavin était escortée par son garde du corps qui
a combattu, à nos côtés, les bandits dans la forêt.
Ce fut ensuite au tour de Maître Mauer de faire
son entrée, avec sa mine arrogante. Les suivants furent les Leitdorf, mari et
femme, avec une suite de serviteurs et de dames de compagnie. Lui était enjoué,
elle crispée. Il se hâta vers les autres convives, elle partit s’asseoir dans
un coin isolé, grimaçante et trainant ses dames de compagnie qui semblaient la
suivre un peu à contrecœur. Un Halfelin, aux vêtements colorés et à la mine
rougeaude arriva ensuite. Il s’agissait de Waldemarius Loamdelve, l’ancien des
Halfelins de la ville. Un groupe de quatre personnes survint enfin ; une jeune
fille marchait devant et elle annonça d’une voix terne et peu assurée « Théodosius
Von Tuchtenhagen ». Nous vîmes alors un jeune fanfaron, la lèvre
supérieure relevée en un sourire fat, le nez en l’air et le regard oblique, ses
paupières retombant avec mépris. J’ai rarement vu quelqu’un capable d’inspirer
aussi instantanément des envies de violence. Un homme avec un gros ventre sur
lequel venaient s’échouer plusieurs énormes colliers et des habits brodés de
fils d’or, collait à ses basques, de même qu’un bouffon au costume ridicule et
au visage déformé et repoussant. Je ne sais pourquoi, mais il me fit aussitôt penser
aux saltimbanques qui avaient envahi Hugeldal. La jeune fille paraissait gênée
– ce qui amusait beaucoup Von Tuchtenhagen. Elle annonça les noms des deux
suivants comme s’il s’agissait également de nobles, le premier était Maître
Dagoberdt Gabor, une crapule de sorcier doré, le second se nommait Hogweed.
Tout ce beau monde fut accueilli par le Graf qui
les conduisit vers les cages où son fauconnier commença son spectacle. Les hôtes
semblaient moyennement intéressés et bavardaient entre eux. A un moment,
Claudia Leitdorf se plaignant d’une forte migraine s’éloigna seule vers le
palais, son mari parut vaguement contrarié mais ne la suivit pas et ses dames d’honneurs
non plus d’ailleurs. J’étais restée près de la tente et je n’entendis rien des
conversations. J’observais le capitaine Baerfaust qui, à une certaine
distance, tournait en rond autour d’une pièce d’eau s’arrêtant parfois pour
observer les invités, taper du pied d’un air exaspéré et repartir en bougonnant.
A un moment, il fut rejoint par une femme en habit de templière. J’eus un
frisson. Il devait s’agir de cette Sigmarite, débarquée la veille avec sa
troupe à l’auberge du Cheval Blanc. Les deux causèrent tranquillement puis elle
se dirigea vers le groupe des convives ; instantanément, les gens
baissèrent le ton de leurs discussions et s’écartèrent à son passage. Elle
cibla Maître Mauer. Comme il n’était pas très loin de moi, je m’approchais
subrepticement pour écouter ce qu’elle avait à lui dire. Elle parlait d’un ton
particulièrement agressif et l’interrogea sur son rôle d’expert en artefacts
maudits et sur les conseils qu’il avait apportés aux membres de l’expédition.
Mauer était sur la défensive et lui répondit évasivement qu’il ne voyait pas de
quoi elle parlait. Elle n’insista guère et continua son investigation auprès du
Graf Von Kaufman qui lui, en revanche, ne se laissa pas impressionner. Elle
l’interrogea sur Tempelmann, le chef de l’expédition, qui avait disparu au
cours de l’aventure dans un temple perdu au milieu de la forêt, lui demandant
où il se trouvait vraiment. Le Graf eu l’air surpris et lui dit sèchement qu’il
était très certainement mort et qu’il ne comprenait ce qu’elle racontait.
Ensuite, elle lui parla d’un homme qui se dissimulait sous une cagoule. Elle
l’observait droit dans les yeux, avec un regard inquisiteur. Le Graf semblait
perplexe et finalement s’emporta en lui expliquant qu’il n’avait que faire de
mode vestimentaire et qu’il ne voyait pas pourquoi elle venait le déranger pour
ça alors qu’il recevait des amis. Elle finit par s’éloigner sans se départir de
son air soupçonneux et alla retrouver Baerfaust ; puis tous deux
repartirent en direction de la ville.
Cet intermède avait mis tout le monde mal à
l’aise. Le spectacle terminé les nobles invités gagnèrent rapidement la tente.
Tous les objets avaient été installés dans des
vitrines. Lars et Klueber se postèrent à l’entrée tandis que Grunilda et moi
nous tenions près de l’estrade. Le Graf retrouva son sourire et vint présenter lui-même
les œuvres une à une.
La première était un œuf gigantesque de couleur
vert émeraude, lisse et brillant. Ensuite, il y eut une série de petits
personnages ressemblant vaguement à des humains, taillés dans de l’ivoire d’un
blanc éclatant. Le troisième objet fut une sculpture en bois figurant une tête monstrueuse,
avec des canines menaçantes et d’énormes rubis flamboyants à la place des yeux.
La vue de cette chose souleva dans la salle un murmure dégoûté et moi aussi, je
me sentis comme épuisée, vidée d’un seul coup de toute énergie. Je fus vraiment
soulagée quand sa seigneurie le rangea. D’autres figurines suivirent, mais en
or cette fois. Elles étaient couvertes de hiéroglyphes et représentaient
d’immondes hommes-crapauds. Je vis Dagoberdt Gabor s’agiter sur son siège et il
parut encore plus excité par le trésor suivant : un grande plaque en or,
ornée de hiéroglyphes et de motifs divers, parmi lesquels on reconnaissait à
nouveau des hommes-crapauds. Je crus qu’il allait bondir pour s’en saisir et
j’avoue que j’aurais bien aimé, pour pouvoir lui balancer une bonne volée de
flèches enflammées ; hélas, il resta assis...
Enfin, le Graf souleva un masque, fabriqué dans
une pierre verdâtre semblable à du jade ; il s’agissait du visage hideux
d’une créature difficile à identifier mais rappelant vaguement un gobelin. Comme
les objets précédents, des hiéroglyphes avaient été gravés sur toute sa surface.
Ce masque parut indisposer plusieurs convives : je vis du coin de l’œil Klueber
qui trainait à l’extérieur de la tente le bouffon de Tuchtenhagen, manifestement
très agité. A cet instant encore, Maître Mauer se leva et se mit à crier que
cette relique était maudite et qu’il fallait la détruire. Le Graf refusa de
l’écouter et Mauer prit à témoin l’autre sorcier – officiel – de l’assistance,
Dagobert Gabor en lui demandant son avis. Celui-ci se leva à son tour, prit un
air suffisant et concentré, puis sortit une boutade stupide du genre :
« Je crois effectivement que … vous êtes dérangé ! » et éclata d’un
rire gras. Tuchtenhagen s’esclaffa également. Je ne suis pas une grande
admiratrice du Lumineux, je le trouve prétentieux et superficiel, mais le voir
se faire maltraiter par une raclure de l’ordre doré, m’a vraiment irritée. Maître
Mauer rouge de colère, je pense qu’il s’est retenu de lui envoyer quelque sort
de sa discipline, préféra quitter l’assemblée plutôt que d’en supporter plus.
Après son départ, un silence gêné s’installa dans
la petite assemblée, seul Tuchtenhagen continuait de ricaner. C’est alors
qu’une des dames de compagnie eut l’idée de proposer un petit amusement pour
détendre l’atmosphère. Elle proposa de partir dans le labyrinthe végétal, dont
Curd nous avait fourni un plan, avec un peu d’avance, et chemin faisant elle se
mettrait à chanter et les autres invités devraient la retrouver en se guidant
grâce à sa voix. Outre le fait que le labyrinthe ne semblait guère entretenu,
l’idée me parut d’emblée assez idiote, mais au fond, que pouvait-il bien
arriver, ici dans les jardins du palais, auxquels le commun des citadins
n’avait pas accès ? Enfin, les nobles s’amusent comme ils peuvent !
Evidemment, il fallait bien pimenter le jeu et
elle suggéra de se bander les yeux. Le Graf n’avait pas l’air enchanté par
cette idée, mais deux autres dames de compagnie, Tuchtenhagen et son bouffon,
Dalmotti et la Gavin Clothilde se levèrent immédiatement pour participer à
cette partie de cache-cache. Lars proposa d’accompagner la première demoiselle
afin qu’elle ne se blesse pas pendant le jeu en tombant sur une racine par
exemple.
Les deux prirent donc de l’avance et, quelques
minutes plus tard une voix suave et délicate s’éleva des méandres végétaux, entonnant
une joyeuse mélodie. Les participants pénétrèrent un à un dans le dédale.
Le Graf remit ses reliques exotiques dans les
vitrines et les conversations étaient en train de reprendre sous le chapiteau,
lorsqu’un cri déchirant nous parvint du côté des cages. Grunilda et Lars se
précipitèrent tandis que je restais près de l’estrade où se trouvaient le Graf
et ses trésors. J’entendis Lars hurler que le fauconnier était blessé et que le
griffon s’était échappé. Je le vis courir vers le labyrinthe en criant aux gens
de revenir sous la tente. J’hésitais à les rejoindre ou à rester à mon poste
quand une explosion se produisit tout près de moi et une épaisse fumée envahit
le chapiteau. Je me rapprochais du centre de l’estrade ; je ne pouvais
plus discerner quoi que ce soit, mais j’entendis nettement le fracas d’un verre
brisé et d’une lutte qui s’en suivit, le frottement d’une lame que l’on tire de
son fourreau, un cri étouffé, et le bruit sourd d’une chute. La fumée
m’irritait les yeux et me brûlait la gorge à chaque respiration, l’odeur était nauséabonde.
A tâtons, je découvris un corps inanimé à terre, je le saisis comme je pus et
je le trainais jusqu’à la sortie. J’avais de plus en plus de mal à respirer, la
douleur dans ma poitrine était presque insoutenable. Je réussis à gagner la
sortie et l’air libre, mais je m’effondrai à peine franchi le seuil. Le corps
que j’avais trainé était celui du grade du corps de la Gavin ; il avait
reçu d’une large entaille dans le dos. Je réunis le peu d’énergie qu’il me
restait pour tenter cautériser de sa plaie je ne sais pas très bien comment j’y
parvins mais je crois que je perdis connaissance à cet instant.
Quand je repris mes esprits, je vis mes
compagnons en piteux état aussi : ils avaient dû combattre le griffon et
la lutte avait été rude.
Ils m’aidèrent à me relever, la Gavin vint me
remercier d’avoir sauvé son garde du corps. Apparemment, tous les invités
étaient sains et saufs. En revanche, le fauconnier du Graf avait succombé à ses
blessures. Comme les gaz s’étaient dissipés, nous entrâmes dans le chapiteau
pour constater les dégâts. C’est sans grande surprise que nous vîmes qu’une des
vitrines était brisée et qu’il manquait la grande plaque en or et l’ignoble
masque vert. Pour sortir, le voleur avait éventré la toile du fond du
chapiteau. Lars qui a des qualités indéniables de pisteur repéra des traces de
pas, il s’agissait de petites empreintes que je pris pour celles d’un enfant ou
d’un halfelin mais lui y reconnu plutôt un animal. Nous les suivirent jusqu’à
un fourré où des branches écrasées montraient qu’une créature de petite taille
avait passé un certain temps à attendre. Il y avait une forte odeur qu’il ne
nous fut pas difficile de reconnaitre car elle correspondait à celle qui
s’échappait des tanneries, nombreuses près de la zone où nous avons amarré
notre péniche.
Tandis que nous revenions vers le Graf, la
plupart des invités avaient pris congés. Lui était véritablement effondré en
raison de la mort de son fauconnier. Le capitaine Baerfaust surgit alors,
rugissant qu’il l’avait bien prévenu, qu’il n’aurait jamais dû renvoyer ses
gardes. Il dit qu’il allait tout de même essayer de retrouver les objets volés.
Alors le Graf s’emporta, lui intimant de partir hors de sa vue et que ses gens
(en nous désignant) allait s’occuper de tout. Le capitaine nous adressa un
regard courroucé et repartit aussi vite qu’il était arrivé.
« J’attends votre rapport demain » nous
avertit le jeune noble, avant d’aller s’occuper de faire lever le corps du fauconnier
par les prêtres de Morr.
Avant de partir, nous fîmes le tour des cages.
Celle du griffon avait été sabotée et plusieurs barreaux avait
partiellement fondu ; nous trouvâmes des éclats de verre d’une petite
fiole qui devait contenir une substance corrosive dont quelques gouttes
fumantes étaient encore visibles. Mes compagnons me racontèrent qu’après
l’avoir abattu ils avaient trouvé un dard verdâtre fiché dans le flanc du
griffon. La bête avait dû être excitée par cette blessure et la cage fragilisée
n’avait pas tenu.
Il s’agissait donc d’une diversion et le vol avait
été prémédité.
Nous décidâmes de rentrer aux docks et d’essayer
de discuter avec les deux tanneurs, Dieter Jochutz et Linus Atzwig, qui
habituellement fréquentent l’auberge de Cheval blanc. En arrivant, sur les
quais nous assistâmes à une énième bagarre entre dockers. Comme nous tentions
de les contourner, un grand palan se brisa, exactement au moment de notre
passage, il m’a semblé voir la foudre s’abattre sur son sommet, mais je ne sais
plus très bien car je n’ai pas été assez rapide pour m’écarter et j’ai pris un
mauvais coup.
Nous sommes allés directement à l’auberge du
Cheval Blanc et, en raison de mon état, j’ai préféré y passer la nuit, afin de
prendre un bain chaud et de pouvoir me reposer correctement dans un bon lit.
Pendant ce temps, mes compagnons interrogèrent
les tanneurs. Voici ce qu’ils apprirent.
Dieter et Linus possèdent chacun une tannerie,
installées dans un même enclos à deux rues de l’auberge ; on trouve une
troisième tannerie à coté mais sur une autre parcelle. Voilà trois semaines,
une petite frappe du quartier, un certain Friedrick Gross, est venu les voir
pour les prévenir que leurs bâtiments avaient été inondés et qu’ils ne devaient
s’y rendre sous aucun prétexte. Il leur dit encore qu’il s’occupait de tout et
leur offrit de l’argent pour se tenir à l’écart. Les deux tanneurs se doutaient
bien qu’il y avait quelque chose de louche là-dessous, mais ils étaient payés
assez grassement pour trainer toute la journée à l’auberge, à boire et à jouer
aux cartes, donc ils se satisfaisaient assez bien de leur situation.
En revanche, la troisième tannerie installée à
proximité restait, elle, en activité.
Grunilda, Lars et Klueber décidèrent de profiter
de la nuit pour visiter les tanneries. Ils réussirent à s’introduire dans
l’enclos et ne virent pas la moindre trace d’eau. L’endroit était désert. Dans
la première bâtisse, ils ne trouvèrent rien de suspect : les peaux
finissaient de pourrir dans leurs cuves ou de se craqueler sur les chevalets.
Dans la seconde, en revanche, ils finirent par faire une découverte macabre.
Dans une petite pièce, une des plus grandes cuves étaient remplie de nombreux corps
humains, en voie de décomposition plus ou moins avancée. Ils purent reconnaitre
néanmoins la petite Ute et le mendiant Kurt, disparus depuis peu de temps. Ils
comprirent également avec effroi que ces pauvres erres avaient eu la poitrine
ouverte et qu’on leur avait arraché le cœur. Il s’agissait certainement de
quelques rituels maudits. Désolée de te donner tous ces détails atroces, mais
c’est important pour la suite. En
revanche, ils ne trouvèrent aucune trace des objets dérobés lors de la
présentation.
En ressortant, une grande bouche d’égout béante
entre les deux tanneries attira leur attention : ils se dirent que cela
constituait une entrée et une sortie idéale pour une ou plusieurs personnes qui
souhaiteraient se faufiler dans les bâtiments sans être vus.
Le lendemain matin, ils me firent part de leur
exploration et des tristes nouvelles qu’elle apportait. Nous réfléchîmes sur la
conduite à suivre. La suite de notre enquête pouvait nous conduire dans les
égouts qui constituaient un moyen de circulation discret et pratique, couvrant
toute la ville. Un autre problème se posait : fallait-il prévenir les
autorités, au risque de faire fuir les responsables : la garde fait
rarement dans la dentelle et tout le quartier aurait été alerté. Depuis la
veille, nous souhaitions aller voir Maître Mauer afin de le questionner sur le
masque disparu qui l’avait tant inquiété et peut-être pourrions-nous également
lui raconter ce que nous avions trouvé dans les tanneries.
Le Lumineux était présent chez lui et nous reçut
assez cordialement. Il nous expliqua que le masque était maudit et que sa
disparition était extrêmement préoccupante. Il fallait le retrouver sans délai ;
il nous donna une boîte en plomb dans laquelle nous devrions le confiner. Après
plusieurs minutes d’hésitation, nous lui fîmes part de la piste qui nous avait
menés aux tanneries et de ce que nous y avions trouvé. Il fut extrêmement
choqué et insista pour prévenir le capitaine Baerfaust sur le champ. Nous lui
expliquâmes nos craintes quant à l’intervention des gardes et notre désir de
poursuivre notre enquête aussi secrètement que possible. Enfin, nous développâmes
notre idée d’explorer des égouts, mais il prit un air écœuré : inutile de compter
sur lui pour nous accompagner, toutefois il nous accordait jusqu’au soir avant
de donner l’alerte.
Il n’y avait donc pas de temps à perdre. Nous
avons commencé par nous rendre à proximité du palais, si nos voleurs se
déplaçaient dans les égouts, nous pourrions peut-être y retrouver leur trace.
Nous n’eûmes aucune difficulté à repérer une entrée et à nous y glisser devant
le regard médusé de quelques passants. Nous atterrîmes dans un grand conduit et
primes au jugé la direction du fleuve et donc des tanneries. C’était un vrai
labyrinthe où l’obscurité et les odeurs répugnantes instaurent une ambiance particulièrement
angoissante.
Après une bonne heure de marche, dans les
détritus et la fange, nous avons débouché dans une grande salle, avec de
nombreux objets et meubles montrant qu’une ou plusieurs personnes vivaient là.
Mais nous n’eûmes pas le temps d’examiner le lieu, car avec un cri strident un
énorme monstre nous attaqua avec férocité. Autour du cou, il portait une grosse
pierre verdâtre ornée d’une rune. Du coin, de l’œil je vis une autre créature mi-homme
mi-rat, de taille humaine cette fois, mais ressemblant à une sorte de grand rat ;
elle agitait un bâton en direction du géant en martelant des litanies dans une
langue inconnue.
Nous dûmes d’abord nous débarrasser du monstre,
et ce ne fut pas une mince affaire. Lorsqu’il s’écroula, sa pierre se mit à
luire avec une très forte intensité et il se décomposa instantanément. En fait
de colifichet autour du cou, elle était directement implantée dans son torse. Le
sorcier en profita pour s’échapper par un petit conduit en se cachant derrière
un nuage de gaz comme celui qui avait failli m’asphyxier sous le chapiteau.
C’est à cet instant, que je ressentis une
violente brûlure dans le dos et la douleur s’insinua profondément dans ma
chair. Je perdis connaissance. J’entendis ensuite la voix de Klueber, je sentais
que l’on me portait, d’abord dans les égouts, puis je reconnus l’air frais dans
ma gorge. J’étais à moitié consciente et Klueber me parlait sans arrêt tandis
que les rues défilaient comme dans un rêve. Nous sommes arrivés au temple de
Shallyah ; ensuite, je ne me souviens plus de rien et j’ai dormi jusqu’au
surlendemain. Il s’est avéré que j’avais reçu deux coups de couteau dans le
dos, des lames en malepierre. Mes compagnons reconnurent immédiatement les
traces noirâtres autour des blessures et Maître Mauer confirma ce diagnostic
lorsqu’il vint me voir ; ce n’est qu’à la rapidité avec laquelle Klueber
me traîna à l’hospice que je dois d’être encore en vie. J’ai été admirablement
soignée, rassures-toi ! Bénis soient les bons prêtres de Shallya !
Mes blessures picotent encore et j’aurais deux cicatrices de plus, mais je vais
bien.
Pendant que je me faisais soigner, Lars et
Grunilda essayèrent de retrouver la trace des créatures, mais ce fut un échec. Elles
devaient connaître les égouts comme leur poche et avaient piégé de nombreux
conduits. Maître Mauer nous expliqua plus tard qu’il s’agissait de skavens, des
hommes-rats, dont l’existence reste mythique et ignorée de la majorité des
gens. Il est certain que si les citadins d’Averheim soupçonnaient l’existence
de ces abominations, vivant sous leurs pieds, cela provoquerait une folle
panique dans toute la ville.
Klueber rejoignit Lars et Grunilda après m’avoir
laissé au temple et ils retournèrent dans la tanière de ces bêtes. Là, ils retrouvèrent des morceaux de la
grande plaque en or qui avait été découpée certainement dans le but d’être
fondue. Cependant, il n’y avait aucune trace du masque. En fouillant, ils
finirent par tomber sur un creuset, des pinces et divers outils destinés au
travail du métal. Le tout se trouvait à côté d’un petit foyer dans lequel
gisaient les restes calcinés de cœurs certainement humains. Ils avaient
visiblement servi de combustible. Dans le creuset, des scories verdâtres comme
le masque prouvaient que ce dernier avait dû être fondu selon un rituel de
magie noire. Le produit de cette transformation était un objet oblong, dont la
forme pouvait se rapprocher d’un battant de cloche. Ils le mirent dans la boîte
en plomb de Mauer.
Ensuite, ils ramenèrent ce battant chez le mage
lumineux. Ce dernier partit ensuite prévenir Baerfaust, sans citer nos noms et
le rôle que nous avions joué dans cette histoire. Il jugea inutile de lui
parler des skavens, car il était certain que le vieux capitaine n’en croirait
pas un mot.
De leur côté mes compagnons, rendirent les
morceaux de la plaque au Graf Von Kaufman et lui dirent que le masque avait
certainement été détruit. Il s’en montra attristé mais leur donna dix couronnes
en paiement pour notre mission.
Le lendemain, tandis que je dormais toujours, mes
amis reprirent l’enquête et essayèrent de retrouver Friedrick Gross, le
racketteur qui payait les tanneurs. Ils découvrirent l’endroit où il logeait
mais l’homme semblait s’être enfuit précipitamment et en n’amenant que le
strict nécessaire.
Comme cette piste ne donnait rien, ils
cherchèrent des renseignements auprès des forgerons et en particulier l’un
d’entre eux, Otto Hendricks, spécialisé dans le moulage des cloches. La taille
du battant correspondait plutôt à une grosse cloche et, à Averheim, seuls les
temples de Sigmar et de Verena en possèdent de telles. Otto leur expliqua qu’il
n’y avait pas eu de vol de ce type cloche, en revanche, une cloche plus petite
avait été dérobée sur les docks et il devait en fabriquer une nouvelle. Ils se
rendirent donc à la tour de garde du port, mais n’y apprirent rien d’intéressant.
Les gardes leur racontèrent qu’il était fréquent que les contrebandiers
viennent décrocher la cloche ou même qu’ils envoient des enfants pour le
faire ; ainsi, ils pouvaient continuer leur trafic sans risque que l’on
donne l’alerte.
Bref, ils n’aboutirent qu’à des impasses.
Alors ils retournèrent chez Maître Mauer, afin
qu’il leur parle du battant. Peut-être avait-il une idée du plan des skavens.
Hélas, le Lumineux n’était pas mieux inspiré. Il leur parla seulement d’une
légende autour d’une arme nommée « Cloche Hurlante ». Il s’agit d’une
grande roue activée par des skavens, courant à l’intérieur, et munie de
nombreuses cloches s’agitant dans le mouvement. Le son produit provoque à la
fois la folie chez les ennemis des hommes-rats et chez ces derniers une
frénésie meurtrière. Mais cela n’a pas vraiment de lien avec cet unique
battant...
Pour finir, je suis sortie ce matin de l’hospice.
J’ai retrouvé mes compagnons qui m’ont décrit dans le détail tout ce qui
s’était passé pendant mon absence. Nous sommes retournés dans les différents
lieux qu’ils avaient exploré pour que j’essaye d’y détecter des résidus de
magie : dans les égouts, chez Friedrick Gross... Mais ces tentatives
furent vaines. La seule découverte notable fut une petite boite en bois, cachée
sous une latte de parquet, dans la chambre du truand. Elle contenait une herbe
séchée qui sent très fortement la violette. Nous l’avons apportée à un
apothicaire pour qu’il l’identifie et il s’agit d’une drogue connue sous le nom
d’« herbe de joie ». Elle est originaire de Kislev et lorsque nous
l’avons montrée à Yevgueny, il l’a immédiatement reconnue. Cette plante peut
aussi être utilisée en médecine comme anesthésiant.
Par acquis de conscience, nous avons enfin fait
le tour des grands temples de la ville pour savoir s’il y avait eu des problèmes
dans les clochers. Mais là encore, cela ne nous mena à rien de probant. Lorsque
nous étions au temple de Verena, nous avons croisé le tanneur Dieter, escorté
par la garde et qui venait dans ce lieu de vérité pour y être interrogé sur ce
qui avait été découvert dans les tanneries. Il semble qu’on le soupçonne d’être
coupable des meurtres qui y ont été perpétrés. Mes compagnons et moi
connaissions l’innocence de cet homme, mais nous n’avions aucun moyen de
l’aider, en dehors de nos prières et offrandes à la très juste Verena. Par
bonheur, nous avons été entendus puisque nous avons croisé tout à l’heure le
tanneur libre et se rendant à l’auberge. Mais je sais bien que les gardes
finiront par trouver un bouc-émissaire, tandis que malgré tous nos efforts les
vrais coupables courent toujours. C’est bien frustrant mais je crois que nous
avons été au bout de toutes les pistes dont nous disposions.
Comme nous ne voyions aucune issue à nos
investigations et que plus rien ne nous retenait dans cette triste ville, nous
commencions à songer à reprendre le chemin des Montagnes Noires.
Un évènement inattendu précipita notre décision. Comme
nous passions sur la Plenzerplatz, une agitation et une foule
inhabituelles attirèrent notre attention. De loin, nous vîmes Baerfaust sur une
estrade, cernée par une forte troupe et en train de discourir avec éloquence.
Nous nous trouvions trop loin pour entendre mais la rumeur nous rapporta des
brides de la harangue : « combats dans le Nord », « ennemis
de l’Empire », « réquisition générale ».
Des bureaux de recrutements avaient été prévus et
de nombreux jeunes, ébranlés par les paroles du vieux capitaine s’y
précipitaient.
Je ne pus m’empêcher de penser à mon cher Maître
qui se trouvait déjà dans ces régions. L’espace d’un instant, j’hésitais sur la
conduite à tenir : devais-je m’engager moi aussi et essayer de rejoindre
mon maître ou me mettre en route pour Altdorf et regagner mon collège ? Je
sentis aussi mes compagnons en proie au doute.
Finalement, nous sommes convenus qu’il fallait
que nous accomplissions au plus vite notre mission pour les Nains et qu’ensuite
nous aurions l’esprit plus libre pour nous engager dans la lutte contre les
ennemis au Nord. En outre, les évènements des dernières semaines nous ont
montré que le danger est partout et qu’à notre niveau nous pouvons être utiles
et servir l’Empire, n’importe où.
Je tâcherai de t’écrire depuis Grenzstadt, mais
ne t’inquiète pas si tu ne reçois pas régulièrement de mes nouvelles. Je serais
prudente et mes compagnons veillent sur moi, comme je veille sur eux.
Puisse Sigmar protéger notre patrie dans les
terribles temps qui s’annoncent.
Prend bien soin de toi.
Ta fille bien-aimée Hannah
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