jeudi 4 février 2016

De l'homme tordu...



Journal de H. van Baumer
Grenzstadt, le 4 Sumerzeit 2521

Comme prévu nous avons poursuivi nos investigations à Grenzstadt, hier, en fin de matinée. Un retour aux archives du temple de Verena semblait s’imposer.
Nous disposions tout d’abord de l’adresse du comptable du fameux Thrend et nous cherchâmes à qui appartenait sa maison. Le nom du bailleur était H. Erndt, le même que celui qui possédait le hangar de la Mittelstrasse... J’en profitais pour approfondir les informations sur la ferme qu’exploitaient les Gund. Thrend en était bien le propriétaire, mais seulement depuis un an ; auparavant, elle appartenait à un certain Terndh...
Tous ces noms commençaient à se mélanger dans ma tête, il y avait vraiment de quoi perdre son Reikspiel ! Il apparaissait toutefois que ce pseudonyme, Terndh, était le plus ancien parmi ceux utilisés par notre personnage. Je me replongeais donc dans les registres en quête de ce nom et, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir qu’il s’agissait également du patronyme de Sœur Henriette, la prêtresse de Shallya. Il était vraiment difficile de comprendre son rôle exact dans toute cette affaire : était-elle complice malgré elle ou pleinement impliquée ? Sans oublier toutes les possibilités entre ces deux extrêmes ! C’était quand même une prêtresse de Shallya et nous avions tous beaucoup trop de considération envers ces religieux dévoués pour imaginer l’une d’entre eux mêlée à un trafic de drogue assorti de meurtres, de tortures et d’esclavage. En outre, une chose était certaine, Henriette n’agissait pas seule car les descriptions de l’homme tordu ne ressemblaient en rien à sa forte corpulence.
Néanmoins, nous devions la questionner et nous nous rendîmes donc à l’hospice.

A notre arrivée, il n’y avait aucune trace de la prêtresse. Le hall était désert et lorsque nous appelâmes personne ne répondit. Des escaliers en colimaçons montaient de l’entrée jusqu’au second étage. Il y avait une petite chambre avec du mobilier très simple qui donnait sur une terrasse située à l’arrière du bâtiment. De là, on avait une vue directe sur un petit jardin soigneusement planté. Dans cette pièce, rien de suspect ne nous interpella sauf quelques bijoux en verre dans une boîte ; ils ressemblaient beaucoup à ceux de la momie et à ceux que nous avions trouvés à la ferme, mais était-ce une preuve suffisante ?
Nous retournâmes au rez-de-chaussée où se trouvaient toujours quelques mineurs convalescents. L’un d’eux était réveillé. Il nous expliqua que Sœur Henriette était sortie depuis le matin sans doute pour aller au marché. Comme il semblait d’humeur bavarde, nous essayâmes de pousser la conversation sur l’histoire de la ville et de sa région. Ce qu’il nous raconta commença à lever les zones d’ombres qui empêchaient encore de progresser dans notre enquête. Je passe sur les détails, mais voici le récit qu’il nous fit. Il y a environ 25 ans, en raison d’une énième augmentation d’impôts, les paysans au nord de la ville se rebellèrent contre le comte von Tuchtenhagen, le père de l’actuel maître de Grenzstadt. La révolte fut assez violente et le comte n’hésita pas à mater très sévèrement les responsables. Des familles entières furent décimées et leurs terres confisquées. Beaucoup de petits orphelins échurent en ville. Sœur Henriette était parmi eux ; elle fut hébergée au temple de Shallya et, en grandissant, elle apprit à soigner et elle finit par embrasser ce sacerdoce. Elle avait un frère, un peu plus âgé, qui à la suite d’une maladie était resté malingre et difforme. Lui fut recueilli au château, par le bourreau même de ses parents, et il fut élevé avec le jeune héritier qui s’était pris d’amitié pour lui. C’était Hogweed, le bouffon de Tuchtenhagen, que nous avions rencontré à Averheim lors de l’exposition. Cette créature pitoyable était donc l’homme tordu, le responsable de tous ces maux.
Nous connaissions désormais l’identité de notre adversaire et l’innocence de la prêtresse paraissait de plus en plus improbable. Mais nous avions désormais l’avantage.

Nous devions en profiter et avancer nos pions. Nous nous rendîmes donc chez le comptable, Otto von Helgstein. Il vivait dans une petite maison à proximité du hangar où les clients de Hogweed se retrouvaient pour avoir leur dose de poison. Le petit bâtiment était mitoyen sur trois côtés et donc toutes les ouvertures donnaient sur la rue, impossible d’entrer autrement. De la fumée s’élevait de la cheminée et après quelques minutes d’observation, une silhouette se dessina à la fenêtre de l’étage. Inutile de tourner autour du pot : il n’y avait pas grand monde dans la rue, nous traversâmes la rue et nous entrâmes directement. Le comptable était bien à l’étage, il s’était précipité dans un placard en nous entendant. C’était un petit homme, maigre et craintif ; il devait avoir un certain âge et avait perdu presque tous ses cheveux. Il portait un vieux costume sombre et élimé aux articulations. Ses mains osseuses étaient maculées de tâches d’encre. Quelques menaces suffirent à lui délier la langue. Il avoua qu’Hogweed était bien le responsable de tout le trafic et nous le décrivit comme un être violent et maléfique qui n’hésitait pas à éliminer personnellement ceux qui ne se pliaient pas à sa volonté. Il nous raconta comment il était tombé sous la coupe d’un tel homme. Employé comme comptable pour les affaires de von Tuchtenhagen, il avait piqué dans la caisse mais s’était fait prendre. Condamné à la pendaison, il n’avait dû son salut qu’à l’intervention du bouffon qui l’avait aidé à s’évader. Mais, désormais coincé dans cette maison, il était à son service et s’occupait de tenir les comptes sur ses affaires douteuses. Il ne pouvait s’enfuir car il risquait de se faire arrêter et visiblement Hogweed le terrorisait. Au fur et à mesure de notre conversation, ses yeux affolés couraient de droite à gauche, il tremblait même. « De toute façon, il doit déjà savoir que vous êtes là ! il y a des gamins qui surveillent la rue pour lui. C’est sûr... Il va me le faire payer... Il va me tuer ! ». Effectivement, l’un de nous jeta un coup d’œil par la fenêtre et vit des gosses des rues, sales et vêtus de haillons en train de jouer sur le trottoir d’en face en regardant vers la maison avec insistance.
Nous entrevîmes la possibilité de tendre un piège à notre homme, s’il venait lui-même, nous pourrions lui mettre la main dessus. Le comptable fut attaché. Et nous sortîmes tous. En nous apercevant, les gamins détalèrent comme des lapins. Lars retourna à l’intérieur pour s’y cacher tandis que nous faisions le tour du quartier pour revenir nous poster à proximité.
Après seulement quelques minutes d’attente, quatre silhouettes surgirent. Ces hommes étaient armés de bâtons et de couteaux, mais leurs yeux rouges exorbités et leur démarche hésitante nous firent immédiatement reconnaitre des intoxiqués comme ceux qui trainaient dans l’entrepôt-taudis qu’Hogweed possédait sous le nom de Drenth. Ils pénétrèrent dans la demeure et nous entrâmes sur leurs talons. Ils furent plus difficiles à maitriser que leur état n’eut pu le laisser présager. Il était impossible de les raisonner et totalement imprévisibles dans leurs mouvements. Nous n’eûmes pas vraiment d’autre choix que de les éliminer. Un seul survécu et finit par baragouiner que c’était l’homme tordu qui leur avait donné de l’argent pour venir tuer Otto. Ce dernier était complètement prostré derrière son lit. Lars l’avait protégé et il n’avait pas une égratignure, mais il refusait de bouger. Il le fallait pourtant, car deux hommes de plus arrivèrent avec des torches qu’ils jetèrent sur la maison provoquant un début d’incendie. Evidemment, je ne pus m’empêcher de riposter, si on veut jouer avec le feu... L’un des assaillants reçut donc un jet de flammes et s’embrasa ; il fuit la maison en face où le feu commença à se propager. Afin d’éviter de nouveaux blessé, mes compagnons et moi intervînmes pour limiter l’incendie. Pour la maison du comptable, il était trop tard mais pour celle d’en face les dégâts furent limités. Pendant ce temps évidemment, l’autre crapule s’enfuit, mais Otto également disparut. Inutile d’essayer de les rattraper, ils avaient trop d’avance. En revanche, nous devions retrouver Hogweed ; s’il ne voyait pas revenir ses acolytes, il risquait de nous échapper.

Nous avons d’abord foncé chez les drogués, c’était tout près et c’est vraisemblablement là qu’il avait été vu la dernière fois. Nous dûmes tout fouiller, nous protégeant la bouche et le nez contre les odeurs nocives de violette. L’endroit était horriblement crasseux, encombré de détritus et de loques humaines, avachis à même le sol ou tassés dans les coins. Ce fut long et dégoûtant de tous les examiner et, hélas, ce fut vain. Ensuite, nous partîmes vers l’entrepôt de la Mittlestrasse. En chemin, des cris et des bruits attirèrent notre attention. En débouchant sur la place principale, nous vîmes l’hospice de Shallya en proie aux flammes. Déjà les habitants du quartier avaient formé une chaîne et les seaux d’eau volaient de main en main jusqu’au brasier. Mêlés à la foule, nous entendîmes d’abord parler d’une attaque de mutants : la prêtresse et ses patients se seraient retrouvés coincés à l’intérieur. Mais en questionnant les badauds, une autre version émergea. Personne n’avait vu les mutants, c’était un homme encapuchonné qui avait raconté cette histoire et, nous pouvions aussi le deviner, qui avait certainement mis le feu.

Nous cherchâmes Hogweed dans toute la ville, passant au peigne fin tous les lieux auxquels il était relié d’une manière ou d’une autre. La nuit était tombée et les portes de la cité étaient fermées. Grunilda et moi nous postâmes devant le château où nous savions qu’il résidait ; les soldats nous dirent qu’ils ne l’avaient pas vu de la soirée.
Des heures de surveillance et d’enquêtes infructueuses...
Finalement, Lars et Klueber se rendirent au port et trouvèrent le garde en faction assassiné dans sa guérite. Ils vinrent nous chercher aussitôt. Sur place, je consultais le registre des bateaux et je découvris qu’il en manquait un à l’amarrage. Hogweed avait dû fuir par là et il était en route pour Averheim. Inutile de prendre notre péniche, nous ne pourrions jamais le rattraper et avec un garde mort cela aurait pu attirer les soupçons sur nous.
Nous prîmes donc les chevaux et nous présentâmes à la porte munis de nos laisser-passer pour la chasse aux peaux vertes. « A cette heure-ci ? » demanda le vigile avec un mélange d’incrédulité et de raillerie. Puis, comme nous insistions : « Très bien, c’est votre vie après tout ! » et il ouvrit une si petite porte que nous dûmes descendre de nos montures pour passer.

La route vers Averheim est large et bien entretenue, nous avons pu nous mettre au galop et regagner du terrain. Elle longe le fleuve ou ne s’en écarte que très ponctuellement, de sorte que nous pouvions avancer tout en vérifiant si nous rejoignions l’embarcation. Il nous fallut cependant plusieurs heures avant de voir se dessiner la silhouette de la barge avec sur le pont deux ombres, une grande et large, l’autre rabougrie. Hogweed n’était pas seul, il avait entrainé sa sœur avec lui, alors que tout le monde penserait qu’elle avait péri dans l’incendie de l’hospice. Les premières lueurs de l’aube commençaient de poindre à l’Est et une fine couche de brume s’élevait sur l’eau et autour des berges. Nous ralentîmes l’allure, en restant à une distance suffisante pour surveiller sans être vus. Il était impossible de sauter sur le bateau, c’est trop loin et surtout, absolument pas discret. Il ne nous restait plus qu’à espérer qu’ils s’arrêtent pour se reposer. Par chance, ils ne tardèrent pas à glisser contre l’une des rives et à attacher leur barge. Nous les vîmes entrer dans la cabine. Il n’y avait pas de temps à perdre nous n’aurions pas une meilleure occasion. Certes, nous étions fourbus, mais eux aussi et nous étions quatre contre deux. Nous pouvions aussi profiter de l’effet de surprise : deux d’entre nous pouvaient passer par l’entrée de la cabine, tandis que les deux autres se faufilaient par la trappe de la cale et les prendre à revers. Nous connaissons bien de genre de péniches, nous avons vécu à bord des semaines et tous les modèles se ressemblent.
Nous mîmes notre plan à exécution. Dans la pénombre de la cabine, je distinguais Sœur Henriette assise avec un grand marteau sur ses genoux et Hogweed replié sur lui-même à ses côtés. A peine avions nous lancé notre assaut que la prêtresse avait bondi, comme si elle nous attendait. Elle était entourée d’un halo lumineux qui semblait dévier nos coups. Effet de surprise ou pas, nous étions mal barrés. Son frère se contorsionnait d’une manière répugnante, on eut dit que ses articulations pouvaient prendre des angles contre-nature. Il saisit Klueber à la gorge avec ses jambes et nous eûmes toutes les peines du monde à le faire lâcher. Le combat fut très rude, je n’osais pas trop utiliser de sorts de feu de peur de nous encercler de flammes dans cet espace confiné. Nous réussîmes cependant à prendre le dessus. Nous aurions souhaité les garder vivants mais leur rage était telle que c’était eux ou nous... et ce fut nous. Nous traînâmes les corps à l’extérieur pour les enterrer. Puis nous fouillâmes la barge. Il n’y avait rien à l’intérieur, les deux fuyards n’avaient pas pris le temps d’emporter de bagages. La seule chose qu’ils avaient sur eux était une bourse remplie de pièces d’or. Une quantité comme je n’en avais jamais vu ! Leur trafic avait dû être très lucratif. Hélas, si nous avions coupé la tête du réseau, ou au moins une des têtes, il était évident que leurs complices qui devaient être nombreux allait pouvoir s’en tirer et éventuellement remettre le tout en route.

Nonobstant, nous avions certainement gagné quelques mois de répit et un joli pécule ! Nous nous éloignâmes un peu de la péniche, pour nous reposer avant de reprendre le chemin de Grenzstadt.

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