Journal de H.
van Baumer
Grenzstadt, le 4 Sumerzeit 2521
Comme
prévu nous avons poursuivi nos investigations à Grenzstadt, hier, en fin de
matinée. Un retour aux archives du temple de Verena semblait s’imposer.
Nous
disposions tout d’abord de l’adresse du comptable du fameux Thrend et nous
cherchâmes à qui appartenait sa maison. Le nom du bailleur était H. Erndt, le
même que celui qui possédait le hangar de la Mittelstrasse... J’en profitais
pour approfondir les informations sur la ferme qu’exploitaient les Gund. Thrend
en était bien le propriétaire, mais seulement depuis un an ; auparavant,
elle appartenait à un certain Terndh...
Tous
ces noms commençaient à se mélanger dans ma tête, il y avait vraiment de quoi
perdre son Reikspiel ! Il apparaissait toutefois que ce pseudonyme,
Terndh, était le plus ancien parmi ceux utilisés par notre personnage. Je me
replongeais donc dans les registres en quête de ce nom et, quelle ne fut pas ma
surprise de découvrir qu’il s’agissait également du patronyme de Sœur
Henriette, la prêtresse de Shallya. Il était vraiment difficile de comprendre
son rôle exact dans toute cette affaire : était-elle complice malgré elle
ou pleinement impliquée ? Sans oublier toutes les possibilités entre ces
deux extrêmes ! C’était quand même une prêtresse de Shallya et nous avions
tous beaucoup trop de considération envers ces religieux dévoués pour imaginer l’une
d’entre eux mêlée à un trafic de drogue assorti de meurtres, de tortures et
d’esclavage. En outre, une chose était certaine, Henriette n’agissait pas seule
car les descriptions de l’homme tordu ne ressemblaient en rien à sa forte
corpulence.
Néanmoins,
nous devions la questionner et nous nous rendîmes donc à l’hospice.
A
notre arrivée, il n’y avait aucune trace de la prêtresse. Le hall était désert
et lorsque nous appelâmes personne ne répondit. Des escaliers en colimaçons
montaient de l’entrée jusqu’au second étage. Il y avait une petite chambre avec
du mobilier très simple qui donnait sur une terrasse située à l’arrière du
bâtiment. De là, on avait une vue directe sur un petit jardin soigneusement
planté. Dans cette pièce, rien de suspect ne nous interpella sauf quelques
bijoux en verre dans une boîte ; ils ressemblaient beaucoup à ceux de la
momie et à ceux que nous avions trouvés à la ferme, mais était-ce une preuve
suffisante ?
Nous
retournâmes au rez-de-chaussée où se trouvaient toujours quelques mineurs
convalescents. L’un d’eux était réveillé. Il nous expliqua que Sœur Henriette
était sortie depuis le matin sans doute pour aller au marché. Comme il semblait
d’humeur bavarde, nous essayâmes de pousser la conversation sur l’histoire de
la ville et de sa région. Ce qu’il nous raconta commença à lever les zones
d’ombres qui empêchaient encore de progresser dans notre enquête. Je passe sur
les détails, mais voici le récit qu’il nous fit. Il y a environ 25 ans, en
raison d’une énième augmentation d’impôts, les paysans au nord de la ville se
rebellèrent contre le comte von Tuchtenhagen, le père de l’actuel maître de
Grenzstadt. La révolte fut assez violente et le comte n’hésita pas à mater très
sévèrement les responsables. Des familles entières furent décimées et leurs
terres confisquées. Beaucoup de petits orphelins échurent en ville. Sœur
Henriette était parmi eux ; elle fut hébergée au temple de Shallya et, en
grandissant, elle apprit à soigner et elle finit par embrasser ce sacerdoce.
Elle avait un frère, un peu plus âgé, qui à la suite d’une maladie était resté
malingre et difforme. Lui fut recueilli au château, par le bourreau même de ses
parents, et il fut élevé avec le jeune héritier qui s’était pris d’amitié pour
lui. C’était Hogweed, le bouffon de Tuchtenhagen, que nous avions rencontré à
Averheim lors de l’exposition. Cette créature pitoyable était donc l’homme
tordu, le responsable de tous ces maux.
Nous
connaissions désormais l’identité de notre adversaire et l’innocence de la
prêtresse paraissait de plus en plus improbable. Mais nous avions désormais
l’avantage.
Nous
devions en profiter et avancer nos pions. Nous nous rendîmes donc chez le
comptable, Otto von Helgstein. Il vivait dans une petite maison à proximité du
hangar où les clients de Hogweed se retrouvaient pour avoir leur dose de poison.
Le petit bâtiment était mitoyen sur trois côtés et donc toutes les ouvertures
donnaient sur la rue, impossible d’entrer autrement. De la fumée s’élevait de
la cheminée et après quelques minutes d’observation, une silhouette se dessina
à la fenêtre de l’étage. Inutile de tourner autour du pot : il n’y avait
pas grand monde dans la rue, nous traversâmes la rue et nous entrâmes
directement. Le comptable était bien à l’étage, il s’était précipité dans un
placard en nous entendant. C’était un petit homme, maigre et craintif ; il
devait avoir un certain âge et avait perdu presque tous ses cheveux. Il portait
un vieux costume sombre et élimé aux articulations. Ses mains osseuses étaient
maculées de tâches d’encre. Quelques menaces suffirent à lui délier la langue.
Il avoua qu’Hogweed était bien le responsable de tout le trafic et nous le
décrivit comme un être violent et maléfique qui n’hésitait pas à éliminer
personnellement ceux qui ne se pliaient pas à sa volonté. Il nous raconta
comment il était tombé sous la coupe d’un tel homme. Employé comme comptable pour
les affaires de von Tuchtenhagen, il avait piqué dans la caisse mais s’était
fait prendre. Condamné à la pendaison, il n’avait dû son salut qu’à
l’intervention du bouffon qui l’avait aidé à s’évader. Mais, désormais coincé dans
cette maison, il était à son service et s’occupait de tenir les comptes sur ses
affaires douteuses. Il ne pouvait s’enfuir car il risquait de se faire arrêter
et visiblement Hogweed le terrorisait. Au fur et à mesure de notre
conversation, ses yeux affolés couraient de droite à gauche, il tremblait même.
« De toute façon, il doit déjà savoir que vous êtes là ! il y a des
gamins qui surveillent la rue pour lui. C’est sûr... Il va me le faire payer...
Il va me tuer ! ». Effectivement, l’un de nous jeta un coup d’œil par
la fenêtre et vit des gosses des rues, sales et vêtus de haillons en train de
jouer sur le trottoir d’en face en regardant vers la maison avec insistance.
Nous
entrevîmes la possibilité de tendre un piège à notre homme, s’il venait lui-même,
nous pourrions lui mettre la main dessus. Le comptable fut attaché. Et nous
sortîmes tous. En nous apercevant, les gamins détalèrent comme des lapins. Lars
retourna à l’intérieur pour s’y cacher tandis que nous faisions le tour du
quartier pour revenir nous poster à proximité.
Après
seulement quelques minutes d’attente, quatre silhouettes surgirent. Ces hommes
étaient armés de bâtons et de couteaux, mais leurs yeux rouges exorbités et
leur démarche hésitante nous firent immédiatement reconnaitre des intoxiqués
comme ceux qui trainaient dans l’entrepôt-taudis qu’Hogweed possédait sous le
nom de Drenth. Ils pénétrèrent dans la demeure et nous entrâmes sur leurs
talons. Ils furent plus difficiles à maitriser que leur état n’eut pu le
laisser présager. Il était impossible de les raisonner et totalement
imprévisibles dans leurs mouvements. Nous n’eûmes pas vraiment d’autre choix
que de les éliminer. Un seul survécu et finit par baragouiner que c’était
l’homme tordu qui leur avait donné de l’argent pour venir tuer Otto. Ce dernier
était complètement prostré derrière son lit. Lars l’avait protégé et il n’avait
pas une égratignure, mais il refusait de bouger. Il le fallait pourtant, car
deux hommes de plus arrivèrent avec des torches qu’ils jetèrent sur la maison
provoquant un début d’incendie. Evidemment, je ne pus m’empêcher de riposter,
si on veut jouer avec le feu... L’un des assaillants reçut donc un jet de
flammes et s’embrasa ; il fuit la maison en face où le feu commença à se
propager. Afin d’éviter de nouveaux blessé, mes compagnons et moi intervînmes
pour limiter l’incendie. Pour la maison du comptable, il était trop tard mais
pour celle d’en face les dégâts furent limités. Pendant ce temps évidemment, l’autre
crapule s’enfuit, mais Otto également disparut. Inutile d’essayer de les
rattraper, ils avaient trop d’avance. En revanche, nous devions retrouver
Hogweed ; s’il ne voyait pas revenir ses acolytes, il risquait de nous
échapper.
Nous
avons d’abord foncé chez les drogués, c’était tout près et c’est
vraisemblablement là qu’il avait été vu la dernière fois. Nous dûmes tout fouiller,
nous protégeant la bouche et le nez contre les odeurs nocives de violette. L’endroit
était horriblement crasseux, encombré de détritus et de loques humaines,
avachis à même le sol ou tassés dans les coins. Ce fut long et dégoûtant de
tous les examiner et, hélas, ce fut vain. Ensuite, nous partîmes vers
l’entrepôt de la Mittlestrasse. En chemin, des cris et des bruits attirèrent
notre attention. En débouchant sur la place principale, nous vîmes l’hospice de
Shallya en proie aux flammes. Déjà les habitants du quartier avaient formé une
chaîne et les seaux d’eau volaient de main en main jusqu’au brasier. Mêlés à la
foule, nous entendîmes d’abord parler d’une attaque de mutants : la
prêtresse et ses patients se seraient retrouvés coincés à l’intérieur. Mais en
questionnant les badauds, une autre version émergea. Personne n’avait vu les
mutants, c’était un homme encapuchonné qui avait raconté cette histoire et,
nous pouvions aussi le deviner, qui avait certainement mis le feu.
Nous
cherchâmes Hogweed dans toute la ville, passant au peigne fin tous les lieux
auxquels il était relié d’une manière ou d’une autre. La nuit était tombée et
les portes de la cité étaient fermées. Grunilda et moi nous postâmes devant le
château où nous savions qu’il résidait ; les soldats nous dirent qu’ils ne
l’avaient pas vu de la soirée.
Des
heures de surveillance et d’enquêtes infructueuses...
Finalement,
Lars et Klueber se rendirent au port et trouvèrent le garde en faction
assassiné dans sa guérite. Ils vinrent nous chercher aussitôt. Sur place, je
consultais le registre des bateaux et je découvris qu’il en manquait un à
l’amarrage. Hogweed avait dû fuir par là et il était en route pour Averheim.
Inutile de prendre notre péniche, nous ne pourrions jamais le rattraper et avec
un garde mort cela aurait pu attirer les soupçons sur nous.
Nous
prîmes donc les chevaux et nous présentâmes à la porte munis de nos
laisser-passer pour la chasse aux peaux vertes. « A cette
heure-ci ? » demanda le vigile avec un mélange d’incrédulité et de raillerie.
Puis, comme nous insistions : « Très bien, c’est votre vie après
tout ! » et il ouvrit une si petite porte que nous dûmes descendre de
nos montures pour passer.
La
route vers Averheim est large et bien entretenue, nous avons pu nous mettre au
galop et regagner du terrain. Elle longe le fleuve ou ne s’en écarte que très
ponctuellement, de sorte que nous pouvions avancer tout en vérifiant si nous
rejoignions l’embarcation. Il nous fallut cependant plusieurs heures avant de
voir se dessiner la silhouette de la barge avec sur le pont deux ombres, une
grande et large, l’autre rabougrie. Hogweed n’était pas seul, il avait entrainé
sa sœur avec lui, alors que tout le monde penserait qu’elle avait péri dans
l’incendie de l’hospice. Les premières lueurs de l’aube commençaient de poindre
à l’Est et une fine couche de brume s’élevait sur l’eau et autour des berges.
Nous ralentîmes l’allure, en restant à une distance suffisante pour surveiller
sans être vus. Il était impossible de sauter sur le bateau, c’est trop loin et
surtout, absolument pas discret. Il ne nous restait plus qu’à espérer qu’ils
s’arrêtent pour se reposer. Par chance, ils ne tardèrent pas à glisser contre
l’une des rives et à attacher leur barge. Nous les vîmes entrer dans la cabine.
Il n’y avait pas de temps à perdre nous n’aurions pas une meilleure occasion.
Certes, nous étions fourbus, mais eux aussi et nous étions quatre contre deux.
Nous pouvions aussi profiter de l’effet de surprise : deux d’entre nous
pouvaient passer par l’entrée de la cabine, tandis que les deux autres se
faufilaient par la trappe de la cale et les prendre à revers. Nous connaissons
bien de genre de péniches, nous avons vécu à bord des semaines et tous les
modèles se ressemblent.
Nous
mîmes notre plan à exécution. Dans la pénombre de la cabine, je distinguais
Sœur Henriette assise avec un grand marteau sur ses genoux et Hogweed replié
sur lui-même à ses côtés. A peine avions nous lancé notre assaut que la
prêtresse avait bondi, comme si elle nous attendait. Elle était entourée d’un
halo lumineux qui semblait dévier nos coups. Effet de surprise ou pas, nous
étions mal barrés. Son frère se contorsionnait d’une manière répugnante, on eut
dit que ses articulations pouvaient prendre des angles contre-nature. Il saisit
Klueber à la gorge avec ses jambes et nous eûmes toutes les peines du monde à
le faire lâcher. Le combat fut très rude, je n’osais pas trop utiliser de sorts
de feu de peur de nous encercler de flammes dans cet espace confiné. Nous
réussîmes cependant à prendre le dessus. Nous aurions souhaité les garder
vivants mais leur rage était telle que c’était eux ou nous... et ce fut nous.
Nous traînâmes les corps à l’extérieur pour les enterrer. Puis nous fouillâmes
la barge. Il n’y avait rien à l’intérieur, les deux fuyards n’avaient pas pris
le temps d’emporter de bagages. La seule chose qu’ils avaient sur eux était une
bourse remplie de pièces d’or. Une quantité comme je n’en avais jamais
vu ! Leur trafic avait dû être très lucratif. Hélas, si nous avions coupé
la tête du réseau, ou au moins une des têtes, il était évident que leurs
complices qui devaient être nombreux allait pouvoir s’en tirer et
éventuellement remettre le tout en route.
Nonobstant,
nous avions certainement gagné quelques mois de répit et un joli pécule !
Nous nous éloignâmes un peu de la péniche, pour nous reposer avant de reprendre
le chemin de Grenzstadt.
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