dimanche 4 mars 2018

Un mariage de raison né d'un mirroir brisé

JOURNAL DE H. VAN BAUMER
Ubersreik, le 15 Vorgeheim 2521





La lettre adressée à Guthrie disait :
« Très cher,
Vos efforts pour gagner mon cœur ne sont pas restés vains. Mon vœu le plus cher et mon espoir le plus sincère est de vous retrouver ce soir au Manoir Fenstermacher pour me faire la cour dans les règles de l’art.
Esmeralda Fenstermacher »

En lui remettant la lettre, Hilda avait précisé qu’avant de pouvoir rencontrer la jeune fille, il lui faudrait accomplir des épreuves afin de prouver son « amour véritable ».
Comme le jour déclinait, nous nous présentâmes au manoir et Hilda nous accueillit dans un petit salon très propre, mais au mobilier vétuste et démodé. Elle refusa de nous laisser approcher ou parler à sa maitresse tant que Guthrie n’aurait pas relevé trois défis.

Première épreuve : le médaillon

Guthrie devait tout d’abord rechercher un médaillon ayant appartenu jadis à un certain Heller. Comme nous la questionnons pour en savoir plus, elle nous expliqua qu’Esméralda avait entendu parlé de ce bijou qui était le cadeau d’un amoureux à l’élue de son cœur et qui symbolisait un amour pur et profond, « un amour véritable ». Tout ce qu’elle savait c’est qu’il devait être lié à la famille von Bruner.
Notre première idée fut de nous rendre au temple de Verena. Là, dans les archives concernant les von Bruner, je finis par trouver la mention d’un certain Heller, magicien de son état ; cette histoire remontait à plusieurs siècles, l’homme devait se marier, mais au dernier moment tout fut annulé et on n’entendit plus jamais parler de la promise. Heller vécut encore de longues années mais ne se maria pas et n’eut aucune descendance. Toutes ses possessions revinrent au fils de son frère aîné, soit au comte en titre d’alors. Dans la liste de ces biens figurait un médaillon en argent représentant un oiseau. Impossible de savoir si c’était celui que nous cherchions mais il n’y avait aucun autre bijou de ce genre. Je jetais un rapide coup d’œil aux registres de vente de la famille qui étaient conservés là et ne trouvait aucune nouvelle allusion à ce médaillon. Y avait-t-il encore une chance que la famille le détienne toujours ?
Nous décidâmes de rendre visite à Lord Heissman et, par chance, il se trouvait chez lui. Guthrie préféra nous attendre à l’extérieur de peur de croiser Léopold ; Klueber évidemment resta avec lui. Heissman von Bruner nous reçut dans son cabinet de travail ; toujours aussi raide, il nous fit comprendre qu’il n’avait pas beaucoup de temps à nous accorder. Il était inutile de tourner autour du pot, nous lui exposâmes clairement la situation et l’histoire des épreuves auxquelles devait se soumettre Guthrie. Oui, il connaissait bien ce médaillon qui était un héritage de famille assez précieux à ses yeux. « Aussi précieux que l’avenir d’un fils ? » demandais-je. L’argument fit mouche. Si Guthrie gagnait le cœur l’Esméralda et l’épousait, Léopold pourrait tourner la page et faire un jour un mariage plus digne de son rang. Il nous demanda de patienter un instant et sorti du bureau.
En revenant, il serrait dans sa main un petit sac en velours sombre qu’il nous tendit en soupirant, visiblement cela le contrariait mais il avait fait son choix. C’était un médaillon en argent représentant un oiseau étrange, peut-être un paon, avec les ailes déployées. Il était de fort belle facture, les détails était finement ciselés, mais il ne ressemblait pas au travail des artisans impériaux, je ne saurais en dire l’origine. Une inscription était gravée au dos : « Mes yeux ne se poseront sur personne d’autre, si belle est ma Kelsydra, les autres sont bien pales à côté d’elle ».
Nous remerciâmes humblement le comte et nous partîmes précipitamment, avant qu’il ne change d’avis.
Au manoir des Fenstermacher, Hilda prit le médaillon et l’amena à sa maîtresse. Quelques minutes plus tard elle revint avec un sourire. C’était le bon bijou, la preuve d’un amour véritable. La première étape était réussie.

Deuxième épreuve : la tombe

Le deuxième défi était assez simple. Il s’agissait de se rendre sur la tombe de ce fameux Heller von Bruner pour y lire un poème ancien à minuit. L’objectif était de susciter la bénédiction des anciens. Heller était enterré dans le mausolée des von Bruner, aux champs de Morr. Un serviteur nous attendait sur place et il pourrait témoigner de l’accomplissement de cette mission.
La lune était déjà haute dans le ciel lorsque nous pénétrâmes dans les Champs de Morr. Tout y était encore plus calme qu’en plein jour. Un homme maigrichon s’avança vers nous dès notre arrivée, disant s’appeler Jori et être au service de la famille Fenstermacher. Il nous conduisit directement au mausolée des von Bruner ; il fut facile d’y entrer car la grille n’était pas fermée. Il y avait plusieurs salles souterraines avec des niches creusées dans tous les murs. Le cercueil d’Heller se trouvait dans une partie certainement très ancienne et moins bien entretenue ; une odeur âcre de poussière et d’humidité nous prenait à la gorge. Son nom était gravé sur une plaque à mi-hauteur d’un mur couvert de toiles d’araignées. Nous posâmes quelques bougies mais il faisait très sombre et seules Grunilda et moi qui avons une bonne vision nocturne n’en fûmes pas trop affectées. Guthrie ne semblait pas très à l’aise, même s’il essaya de n’en rien laisser paraître. A l’heure prévue, il commença la lecture. C’était une ode à l’amour, dans une langue surannée mais assez simple, avec de jolies métaphores sur des fleurs, rien d’extraordinaire, mais un peu mieux cependant que les poèmes de Léopold… En revanche, tout cela était un peu long et même si nous tâchions de rester vigilants, il était bien difficile de lutter contre la torpeur. La fraîcheur du tombeau nous évitait toutefois de sombrer. A mesure que le temps passait, il faisait d’ailleurs de plus en plus froid, ce qui n’est jamais très bon signe en ces circonstances. Grunilda me donna un coup de coude et désigna le serviteur. Il était tout proche de Guthrie mais se tenait un peu dans l’ombre. Je vis nettement ses lèvres bouger et je pensais d’abord qu’il récitait le poème, mais je constatais rapidement que les mots qui glissait sur sa bouche n’étaient pas les mêmes que ceux qui sortaient de celle de Guthrie. Je fais signe à Grunilda et je commençais à m’approcher discrètement de l’homme en contournant le groupe au passage je prévenais Klueber tandis que Grunilda chuchotait à l’oreille de Lars. Lars lui montra la plaque du tombeau, je regardais dans cette direction et je vis alors un filet de sang rouge foncé, suintant des lettres gravées. Le froid se faisait de plus en plus vif. Klueber s’occupa de faire taire Guthrie et dans le silence profond, le chuchotement du serviteur s’éleva, ce n’était pas notre langue, mais les accents gutturaux et discordant d’une langue démoniaque.
Nous nous précipitâmes sur lui le sommant d’arrêter. Il hurla alors : « Elle vient ! Ma maîtresse reviendra et vous la verrez bientôt ». Puis il se trancha la langue avec ses propres dents et vomit un torrent de sang.
La température remonta sensiblement et la trace de sang sur la pierre disparut. Nous quittâmes le tombeau et Grunilda et Lars nous quittèrent pour amener le serviteur, en piteux état et inconscient, au temple de Shallya. Il n’y arriva pas vivant. Avec Guthrie, Klueber et moi reprîmes le chemin du manoir. Le jeune aspirant semblait effondré, il craignait d’avoir échoué dans l’épreuve. Nous eûmes beau lui dire que si l’épreuve consistait à ramener un fantôme d’entre les morts, il était plutôt rassurant d’avoir échoué, il ne paraissait pas nous écouter ou même prêter attention à nos arguments.
Comme les autres fois, Hilda nous reçut dans le vieux salon tandis qu’Esméralda restait inaccessible et invisible ; nous lui dîmes simplement que la cérémonie s’était bien passée. Et, à notre grande surprise, elle ne posa pas plus de questions et nous expliqua en quoi allait consister la troisième épreuve.


Troisième épreuve : le poème lu dans la ville

Cette fois, Guthrie devait faire le tour de la ville en s’arrêtant à des endroits bien précis (environ une demi-douzaine) pour y déclamer un poème écrit autrefois par Heller.
Nous commencions à trouver cette histoire un peu pénible et interminable, seul Guthrie était ravi car il espérait ainsi prouver définitivement son amour à Esméralda et emporter son cœur. Grunilda et Lars nous attendaient déjà dehors et nous commençâmes donc tous ensemble notre périple. Il faisait nuit noire et les rues étaient désertes. Le premier arrêt s’effectua sur un pont, Guthrie lut le poème et rien de particulier ne se produisit. La deuxième étape était une place de marché. Guthrie commença à lire mais fut presque immédiatement interrompu par une voie forte et familière résonnant sur les façades des bâtiments alentours. En levant les yeux nous aperçûmes Léopold perché sur un toit, se penchant dangereusement près du bord. Klueber et Lars se précipitèrent et firent le tour de la bâtisse en cherchant un moyen de monter. D’en bas, nous essayâmes de rappeler le jeune noble à la raison, mais il ne faisait pas attention à nous et Guthrie qui continuait à lire comme si de rien n’était ne nous fut pas d’un grand secours. Quelques fenêtres s’illuminèrent et plusieurs visages endormis ou en colère apparurent criant des injures et beuglant d’aller faire du tapage ailleurs. Léopold s’avançait de plus en plus, son poème parlait d’amour déçu, de cœur brisé et de haine. Je crus bien qu’il allait sauter, mais les garçons arrivèrent juste à temps pour le ceinturer et l’en empêcher. Ils réussirent à le faire descendre en passant par l’intérieur sous les invectives des habitants, puis des voisins. Nous fîmes un détour pour le ramener chez lui ; ce ne fut pas une sinécure, car cet imbécile hurlait comme un forcené et je finis par l’endormir pour avoir la paix. En le confiant au majordome, en tenue de nuit, nous insistâmes pour qu’il soit solidement enfermé et surveillé le reste de la nuit.
Nous reprîmes notre parcours, devant une maison où l’on nous jeta un seau d’eau pour nous faire partir, à côté d’une chapelle où par bonheur nous ne réveillâmes aucun voisin. Comme nous nous rendions à l’étape suivante, un petit jardin sur les hauteurs de la ville, nous distinguâmes d’abord un piétinement sourd et étouffé, avant qu’au détour d’une rue, nous ne voyions déferler sur nous, du haut d’une rue en pente, un troupeau de vaches, cornes en avant. Nous nous éparpillâmes. Je rebroussais chemin et m’enfonçais dans un porche, me collant autant que possible à la porte. Je vis passer devant moi un groupe de vaches au milieu d’un nuage de poussière, à une vitesse folle et dans un bruit d’enfer. Je fermais les yeux et ne les rouvris que lorsque le silence eut à nouveau englouti la rue. En face de moi, je vis Guthrie, lui aussi calé dans un encadrement de porte, blanc comme un linge. Je me décollais de mon abri et j’entendis Grunilda appeler nos noms. Par miracle, aucun de nous ne fut blessé, nous nous en sortions juste avec une belle frayeur. Encore un sale coup de Maximilien ou de Thomas !
Cette épreuve semblait ne jamais devoir finir, nous allions atteindre un petit jardin quand un groupe de quatre gardes de la ville nous arrêta :
« - lequel d’entre vous est Lars Goetze ? demanda le sergent.
- C’est moi, répondit Lars en s’avançant
- Très bien, veuillez nous suivre !
- Mais pourquoi ?
- Nous avons reçu l’ordre de vous arrêter. Veuillez nous suivre !
- Il doit y avoir une erreur, intervint Guthrie, je connais ces gens et je peux me porter garant…
- C’est un ordre je vous dit ! s’énervant le sergent. Il sortit une lettre et l’agita sous notre nez.
- Puis-je voir ça ? » demandais-je et sans attendre la réponse, j’attrapais la lettre.
Elle était signée par Lord Rickard et son sceau apparaissait au bas de la missive. Toutefois, la signature comme le sceau me semblaient différents de ceux que j’avais déjà vus. « C’est un faux ! dis-je. Et de toute façon, nous connaissons bien Lord Rickard, il ne ferait pas arrêter l’un de nous sans raison ! » Le sergent ne sourcilla pas. « Devons-nous utiliser la force ou est-ce que vous nous suivez ? » Il fit glisser sa main vers son épée et les autres soldats se raidirent, prêts à en découdre. « Je viens », répondit Lars en tendant les poignets en signe d’apaisement. Le sergent me repris la lettre. Et tous partirent. Je dis aux autres de continuer et prenant mes jambes à mon cou je fonçais chez Lord Rickard. Il était tard, mais cela me paraissait trop grave pour attendre le lendemain. Nous n’étions pas très loin et quelques minutes à peine après l’arrestation je frappai à la porte de la demeure du comte. Par chance, c’est notre vieil ami Vern Hendrick (qui nous avait recrutés, il y a me semble-t-il une éternité, pour protéger son maître à Grunevald) qui vint ouvrir. Je lui expliquais la situation et il accepta d’aller réveiller Lord Rickard, pendant que j’attendais dans le hall. Je ne vis pas le comte, mais Vern réapparut après quelques minutes, habillé et tenant une lettre écrite à la hâte, signée et scellée par le comte. Je vis clairement le sceau et il était assez différent de celui que m’avait montré les gardes. Finalement, Vern et moi prîmes la direction du poste des gardes. Nous arrivâmes assez peu de temps après les gardes escortant Lars. Vern se chargea de parlementer. Montrant la lettre, comparant les sceaux, et les signatures, menaçant de représailles de la part de son maître, il n’eut pas de mal à les convaincre et les gardes préférèrent relâcher immédiatement Lars, si le comte acceptait de passer l’éponge.
L’affaire avait pris moins d’une heure. Vern nous quitta devant le poste, pressé de retourner se coucher. Lars et moi repartîmes en courant vers le manoir des Fenstermacher et nous arrivâmes quelques minutes à peine avant nos compagnons. Le reste de l’épreuve s’était déroulé sans encombre et ils finissaient fourbus mais satisfaits d’en être venus à bout. L’horizon commençait à blanchir quand nous nous présentâmes à la porte. Hilda nous accueillit dans le même petit salon ; elle félicita Guthrie et lui dit que sa maîtresse serait heureuse de le recevoir dans l’après-midi pour boire le thé. Nous étions également conviés.
Guthrie retourna à la caserne, la bouche figée en un sourire benêt. De notre côté, nous rentrâmes à l’auberge, juste à temps pour le premier service et nous pûmes nous restaurer, ce dont nous avions bien besoin.

Après nous être dépoussiérés, rafraichis et avoir dormi quelques heures, nous étions de retour au manoir. Hilda semblait sincèrement contente de nous accueillir et ravie que Guthrie se soit plié aux attentes de la jeune femme pour prouver qu’il brûlait d’un « amour véritable ». Elle nous introduisit dans un boudoir qui me parut plutôt sombre à cette heure de la journée alors qu’un grand soleil resplendissait à l’extérieur. Les fenêtres étaient cachées par de lourds rideaux et la faible lumière se répercutait sur une quantité extraordinaire de miroirs. Il y en avait partout, accrochés aux murs pour les plus petits, posés à terre ou sur la cheminée pour les plus grands, Il y en avait beaucoup trop pour une pièce si petite. Esméralda était assise et se leva quand nous entrâmes ; son image était démultipliée presque à l’infini. C’était une jeune fille, plutôt petite et assez fine, avec une robe violette, de très longs et très beaux cheveux noirs ; c’était certainement ce qu’il y avait de plus remarquable chez elle. Son visage était assez quelconque et ces yeux un peu petits et sans grandes expressions, toutefois, elle souriait avec timidité mais finalement avec un certain charme. Elle tenait le médaillon de Heller dans sa main. Guthrie se précipita, mettant genou à terre à quelques pas devant elle ; elle s’approcha lentement en rougissant et lui tendit la main. La scène hésitait entre le touchant et le ridicule. C’est alors que tout à coup ; une lumière très vive nous aveugla et je crois que je perdis connaissance.
Je ne saurais dire combien de temps je restais évanouie ; c’est Grunilda qui me réveilla en me secouant. Nous étions toujours dans le boudoir, mais nous baignons dans une lumière étrange Guthrie et Esméralda avait disparu. Je me relevais péniblement, m’appuyant sur mon bâton que je tenais bizarrement de la mauvaise main et je notais que le brassard en cuir qui cache habituellement ma vilaine cicatrice à l’avant-bras gauche se trouvait à droite. J’étais occupée à regarder mes bras en essayant de comprendre ce qui se passait quand Lars nous dit de regarder les miroirs ; sa voix trahissait une grande frayeur. Dans les miroirs, il n’y avait plus nos reflets. A la place apparaissaient les corps inanimés d’Esméralda et Guthrie, gisant au sol ; au-dessus se penchait une créature monstrueuse d’apparence humanoïde et vaguement féminine. Son visage était d’une beauté évidente mais malsaine et perverse. Ses cheveux d’une couleur indéfinissable flottaient autour d’elle, comme dotés d’une volonté propre. Mais le plus terrifiant était sa peau grisâtre et son corps aux membres anormalement allongés ; à la place d’un des bas, avait poussé une sorte de pince de crabe géante avec laquelle elle poussait le corps d’Esméralda. Nous nous approchâmes des miroirs, ils étaient solides et nous étions réduits au rôle de simples spectateurs. La créature susurra à l’oreille d’Esméralda et j’entendis les mots résonner dans ma tête : « Merci ma chérie, tu n’imagines pas le plaisir que je ressens d’être enfin libérée après toutes ces années ». Sa bouche se tordit dans un rire cruel qui me glaça jusqu’au sang ; à voir la tête de mes compagnons je compris qu’ils l’entendaient aussi.
Alors que la créature s’apprêtait à quitter la pièce, elle se retourna vers nous et lança : « Je suppose que je pourrais trancher vos gorges ici et maintenant mais ce serait un sacrilège d’abîmer de si jolis jouets. Je dois vous laisser pour le moment mais n’ayez pas peur, je reviendrai, de temps en temps, pour vos donner un peu d’attention ! ». Et elle sortit par une des portes en riant comme une folle. Nous regardâmes autour de nous. La pièce était exactement celle où nous étions entrés mais tout semblait inversé. Sur l’étagère plusieurs livres étaient écrit à l’envers. Il fallait se rendre à l’évidence, cette créature qui était probablement un démon avait réussi par je ne sais quelle magie à nous enfermer dans un miroir. Je sentis ma respiration s’accélérer, mon cœur s’emballer et la panique monter en moi et j’eus toute les peines du monde à la contenir. Mes compagnons n’étaient pas plus sereins. Nous fouillâmes le boudoir : sur la petite table près de laquelle était assise Esméralda, se trouvait le médaillon et une copie du poème d’Heller que Guthrie avait dû lire la nuit précédente. C’étaient les deux seuls objets dans le « bon sens ». Deux portes permettaient de sortir de la pièce. Il était temps de les essayer ; nous choisîmes celle par laquelle était sortie la créature.
Elle s’ouvrit sur une grande salle de bal, éclairée de mille bougies et vibrant d’une étrange musique. Autour de nous dansaient des silhouettes diaphanes, vêtus de costumes de l’ancien temps. Ils tournaient autour de nous sans nous prêter la moindre attention. Seuls deux personnages étaient parfaitement distincts dans cette foule. Un jeune homme distingué et une belle jeune femme. Lui portait une robe blanche richement brodée de serpents dorés. Il était assis dans une chaise à bras un peu à l’écart et regardait la jeune fille qui virevoltait avec grâce sur la piste changeant souvent de partenaire. Tout à coup, le jeune homme se leva et contourna une table en se saisissant d’une broche ornée de pierres précieuses ; il fit un pas en direction de la fille, s’arrêta, respira profondément pour se donner du courage puis marcha vers elle. Il lui offrit le bijou en lui demandant de danser. Elle regarda la broche, puis le dévisagea, finalement elle se détourna et le renvoya d’un signe de la main. L’air triste, il regagna son siège après avoir reposé le bijou sur la table. Lentement, celui-ci se transforma en un magnifique peigne en or. Un moment passa puis l’homme pris ce nouveau bijou et retenta sa chance, mais sans plus de succès. Aucun des protagonistes ne semblait nous voir ni nous entendre. Ce petit manège se reproduisait encore avec d’autres présents et aboutissant toujours au même refus de la jeune fille. Alors nous essayâmes de poser le médaillon d’argent sur la table. Quand le jeune homme se leva, il le saisit et l’apporta à la jeune fille. Cette fois, le bijou lui plut et elle accepta de danser. Les deux jeunes gens se mirent à tournoyer et leurs corps devinrent nébuleux comme ceux des autres danseurs ; le décor s’estompa autour de nous, à l’exception d’une porte que nous nous empressâmes de franchir.
Nous nous retrouvâmes sur la terrasse surplombant un jardin luxuriant ; il faisait nuit, mais nous pouvions sentir la douce atmosphère de l’été. Un petit vent agitait les frondaisons des arbres. La lueur de la lune éclairait ce paysage apaisant et le lointain disparaissait, envahi par une épaisse brume. Les deux mêmes personnages apparaissaient au milieu de cette scène. Il semblait évident qu’il s’agissait des images d’Heller Von Bruner et de sa Kelsydra adorée. Le jeune homme en robe blanche se tenait à genoux devant la jeune femme assise sur un banc en pierre. Il tira un livre de sa poche et commença à lire un poème. Elle ne parut guère impressionnée et se tourna sur le banc. Il se redressa, ferma son livre pour le ranger dans sa poche. Il contourna le banc pour lui faire face à nouveau, posa un genou à terre, lui pris la main qu’il embrassa. Il reprit le livre dans sa poche pour lire des vers à la jeune femme qui se détourna à nouveau. Comme si de rien n’était, il se redressa en rangeant son livre et fit le tour du banc et rejoua la scène. Le poème changeait à chaque fois mais le résultat était le même. Nous nous approchâmes en tenant le poème que nous avions récupéré dans le boudoir ; cela ne demandait qu’un peu de synchronisation pour le glisser sur le livre au moment où il l’ouvrait pour lire. Nous entendîmes avec plaisir ces mots maintenant si familiers s’élever ; nous pouvions les réciter avec lui. Cette fois, la Kelsydra ne fit plus la sourde oreille et sembla au contraire subjuguée par les mots. A la fin, elle tendit la main vers le visage d’Heller et lui caressa la joue. Alors, tout le paysage s’effaça, puis la jeune fille disparut et les traits du jeune homme se transformèrent pour devenir ceux de Guthrie, nous regardant avec surprise ; nous nous retrouvâmes alors dans le boudoir d’Esméralda, mais tout était toujours inversé. Guthrie nous regardait à travers le miroir et Esméralda apparut à ses côtés, mais elle ne semblait pas nous prêter attention. Il la regarda et tous deux s’éloignèrent main dans la main. Nous avions beau crier, ils nous ignoraient et nous n’entendions pas non plus ce qu’ils se disaient. Il mit un genou à terre, tous deux semblaient très émus, il lui posa une question et elle fit signe d’accepter en baissant la tête, alors il se releva et l’enlaça. C’est alors que jaillit à nouveau une vive lumière, tout disparut et nous nous retrouvâmes à leur côté dans le boudoir. Esméralda laissa échapper un cri de surprise et tous les miroirs se brisèrent, à l’exception d’un seul visiblement très ancien. Avant qu’aucun d’entre nous ait pi réagir, Grunilda se jeta dessus et le détruisit à grands coups de bottes ferrées.
Guthrie nous regarda bizarrement, il semblait désorienté et nous demanda ce qu’il faisait là. Klueber lui répondit qu’il était venu rencontrer Esméralda et que nous venions de le voir faire sa demande en mariage. La jeune fille confirma en rougissant, mais elle aussi semblait un peu perdue. Guthrie rougit lui aussi, mais c’était plus de colère que d’émotion. « Vous mentez ! enfin, je ne connais pas cette fille ! Pourquoi voudrais-je l’épouser ? » Esméralda s’effondra sur le fauteuil près de la petite table. Elle avait des larmes plein les yeux, la pauvre me fit beaucoup de peine. Klueber s’approcha d’elle et lui pris la main. Il lui chuchota des paroles étonnement gentilles pour tenter l’apaiser. Pendant ce temps nous franchissions la porte par laquelle était partie la démonne. Nous nous retrouvâmes dans le petit salon décrépi et je vis Hilda gisant à terre. Je m’approchais, elle n’était qu’évanouie. Tandis que je lui tapotais la joue pour essayer de la réveiller, j’aperçus du coin de l’œil Guthrie qui s’enfuyait en courant. Le charme et l’influence du démon avait certainement cessé d’agir. C’était déjà une bonne nouvelle, mais où avait-elle bien pu aller ? Hilda retrouva ses esprits et je lui dis d’aller s’occuper très vite de sa maîtresse qui avait grandement besoin d’elle. Je n’eus pas à le répéter.
Dans le manoir, puis à l’extérieur, il ne fut pas difficile de suivre la trace du démon : son parcours était balisé par des gens apeurés, tremblant cachés dans les endroits les plus improbables. En dépit de notre aventure derrière le miroir, nous la suivions d’assez près. Heureusement, les rues de ce quartier résidentiel n’étaient pas très fréquentées à cette heure du crépuscule. Nous avons croisé quelques rares victimes, qui ne s’étaient pas ôtés assez vite de son chemin. Mais les blessures étaient superficielles, elle était apparemment trop pressée pour perdre du temps à tuer des gens. Nous comprîmes très vite qu’elle se dirigeait vers le manoir des Von Bruner.
Là les choses semblaient plus mal engagées. La grande porte d’entrée était béante, elle avait été défoncée comme à coup de bélier. Derrière nous trouvâmes les corps sans vie de deux serviteurs. Nous nous précipitâmes à l’étage vers le cabinet où Lord Heissman travaillait habituellement. Comme nous approchions nous entendîmes des cris de douleurs entrecoupés de pleurs et d’un rire diabolique. Là encore, la porte du bureau était béante. Je jetais un coup d’œil à l’intérieur, le comte et son fils étaient ligotés sur des chaises et la démone, armée d’une dague tailladait le torse et les bras de Lord von Bruner alors que Léopold sanglotait avec un regard terrifié. Il fallait agir sans plus tarder et surtout la détourner de ses victimes.
« Pourquoi tu ne viens pas plutôt t’amuser avec nous ? criais-je et Grunilda renchérit « Allez pétasse ! Viens voir de quoi les jouets sont capables ! »
La créature fit volteface et se précipita sur nous en hurlant, ses pieds ne touchaient pas le sol, c’était effroyable. Nous reculâmes pour qu’elle nous suive dans le couloir. Et là, Grunilda chargea, Lars vida ses pistolets dans son dos et que je lui envoyais une volée des fléchettes au visage. L’attaque fut violente et la surprit, elle cessa de voler mais ne s’effondra pas aussi vite que nous l’aurions souhaité. Avec sa pince, elle parvint à dévier l’attaque de notre naine. Je m’apprêtais à lancer une seconde volée et Lars pris son épée et fonça sur elle. Pendant ce temps, Klueber se glissa dans le bureau pour libérer le comte et son fils. En bas des escaliers un fracas nous prévint de l’arrivée de la garde certainement alertée par des voisins ou des serviteurs qui avaient pu s’enfuir. La démone avait plusieurs plaies d’où coulait un sang noirâtre, une odeur fétide de souffre flottait dans l’air je sentis autour de moi les exécrables vents de la magie corrompue, ils m’entouraient tel un tourbillon, masquant les courants enflammés d’Aqshy. Je fis un effort considérable pour ne pas perdre connaissance (ou pire) et riposter. Dans un épais brouillard, je distinguais la forme ignoble et je visais encore une fois la tête. Les traits fins jaillirent de mes mains, plus flamboyants que jamais, et cette vision me redonna courage la démone était en train de céder, les vents néfastes se dissipèrent. Les gardes arrivèrent dans à l’étage et vinrent nous aider à l’achever. En rendant son dernier souffle, elle perdit tout consistance et son corps s’effrita en quelques secondes, il n’y eut plus que des cendres. Nous nous regardâmes tous, nous demandant si nous n’avions pas rêver…
Les blessures de Lord Heissman était bien réelles, mais elles n’étaient pas très grave, la démone souhaitez le faire souffrir longtemps. Les gardes allèrent quérir un prêtre de Shallya. Pendant que nous attendions à ses côtés le comte nous raconta, que ce monstre avait surgi et que personne n’avait pu l’arrêter. Elle l’avait capturé et attaché puis avait fait venir Léopold qui était arrivé dans le bureau comme un somnambule et s’était lui-même attaché les pieds à la chaise puis les mains. Elle le manipulait comme une marionnette s’amusant beaucoup. Quand elle avait relâché sa domination le pauvre garçon avait failli tourner de l’œil. Lord Heissman lui avait demandé ce qu’elle voulait et pourquoi elle s’en prenait ainsi à eux. Elle avait répondu que leur ancêtre l’avait autrefois aimée, puis rejetée et enfermée dans un miroir, alors elle allait se venger sur les derniers mâles de cette lignée maudite.

Quand le prêtre de Shallya arriva nous prîmes congés. Nous étions épuisés. Pour ma part, j’avais une abominable migraine et je ne rêvais que de me laver pour me débarrasser de cette odeur de soufre. J’eus beaucoup de mal à m’endormir et le lendemain, quand un serviteur de Lord Rickard vint nous chercher j’étais encore à moitié endormie.
La maison des Von Aschafenberg était anormalement calme. Le comte nous attendait dans son bureau en compagnie de Lord Heissman, qui avait les traits tirés mais semblait plutôt bien remis ,et du père d’Esméralda, lord von Fenstermacher. Nous demandâmes des nouvelles de Léopold et de la jeune fille, ce qui fit visiblement plaisir aux deux pères. Tous deux se portaient aussi bien que l’on puisse l’espérer, au vu des circonstances.
Puis c’est Lord Rickard qui prit la parole. Les trois chefs de famille avaient décider de tout faire pour enterrer rapidement l’affaire, ils allaient acheter le silence de toutes les personnes blessées ou mêlées à cette histoire. Léopold serait envoyé à Altdorf dès qu’il irait mieux, Guthrie serait très vite promu, très loin d’Ubersreik et Maître von Karstadt avait aussi accepté d’éloigner Thomas pendant quelques temps. Sa décision ne s’était pas faite désirer car visiblement lui aussi commençait à trouver son fils bien remuant. Lord Rickard allait de son côté expédier son neveu Maximilien chez des parents à la campagne.
Toutefois, les jeunes hommes semblaient parfaitement guéris de leur folle passion pour Esméralda et ne parlaient même plus d’elle. Pour ce qui concernait la jeune fille justement, la solution était plus compliquée. Il fallait rapidement la marier sans que ni elle ni sa famille ne perdent la face. Les riches Lord Rickard et Lord Heissman s’occuperaient de lui constituer une dot correcte. Il ne restait plus qu’à lui trouver un époux. Les trois hommes se tournèrent vers Klueber. « Vous êtes un jeune homme, courageux et d’allure plutôt avenante. Songez que cette demoiselle est un excellent parti pour quelqu’un de votre rang. Vous pourriez entrer dans une famille honorable et devenir noble. Comme nous vous l’avons dit nous nous chargeons de la dot et vous n’aurez pas à vous en plaindre. Enfin, Esméralda est une jeune fille bien éduquée et au physique agréable. Croyez bien qu’il est des mariages arrangés bien moins plaisants ».
Klueber bredouilla, mais évidemment c’était une chance inestimable pour lui. Nous le savions tous et nous le pressâmes d’accepter, remerciant même à sa place les trois hommes de l’honneur qu’ils lui faisaient. Il finit par demander ce qu’en pensait Esméralda et si elle était d’accord elle aussi. Le père de la jeune fille répondit qu’en raison de ce qu’elle venait de vivre, il était un peu difficile pour elle de faire la fine bouche et elle en était consciente. Elle ne semblait toutefois pas trop désemparée par ce choix. Ils pourraient se rencontrer l’après-midi même et apprendre un peu à se connaître.

Le mariage sera célébré « dans l’intimité » d’ici deux jours. Inutile de prévoir une grande cérémonie et de faire encore de la publicité aux familles concernées. Les tourtereaux pourront passer encore quelques jours ensemble, puis nous devrons partir comme prévu vers Middenheim. Klueber aura bien le temps de revenir à Ubersreik retrouver sa jeune épouse quand nous aurons accompli notre mission.
Mais finalement, cette issue inattendue est plutôt heureuse pour Lord Klueber von Fenstermacher !

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